Vies parallèles des digiborigènes

Digiborigène – Digital native

Il est une traduction dérivée du Digital native, expression par laquelle M. Prensky désignait tous ceux qui sont à l’aise avec les objets digitaux.

Pour le digiborigène, il y a continuité entre l’espace en ligne et l’espace hors ligne. Les deux espaces ne sont pas opposés, ils se recouvrent et s’enrichissent mutuellement.

Yann Leroux, Dico du Net.

Dans mon établissement scolaire, en ce moment, émergent plusieurs situations entremêlées de harcèlement et de cyberharcèlement dont nous n’avions eu que très peu de signaux d’alerte sur leur gravité. Leur complexité, par la variété des acteurs intérieurs et extérieurs à l’établissement, des enjeux, du nombre de classes touchées, et le rôle cardinal des échanges numériques me donnent à penser ceci :

Malgré les avancées sur la question du harcèlement, je trouve que nous restons finalement assez démunis sur la question du cyberharcèlement lui-même, qui intègre selon moi des dimensions particulièrement spécifiques. Démunis, pour ne pas dire complètement à côté de la plaque, très loin de pouvoir analyser ce qui joue réellement pour la vie sociale de ces jeunes.

Yann Leroux, psychologue et gameur, dans Comment soigner un digiborigène (2021) nous rappelle que les digiborigènes ne sont pas différents des générations précédentes.

Il donne des préconisations pour les psychothérapeutes que je souhaite reprendre à notre compte pour l’éducation de nos élèves. J’espère qu’il me pardonnera cette paraphrase.

Les jeunes aiment, ils jouent, ils travaillent comme leurs parents l’ont fait avant eux.

Mais ils aiment, jouent et travaillent dans un environnement technique
numérique que les éducateurs doivent connaître, apprivoiser et intégrer à leurs
pratiques professionnelles. Il est important qu’ils aient une connaissance suffisante des
résultats de la recherche sur les effets du numérique sur les comportements sociaux.

Il est nécessaire qu’ils connaissent les cultures numériques pour avoir une évaluation correcte des situations. Enfin, il est souhaitable qu’ils se forment aux nouvelles opportunités techniques apportées par le numérique.

Tout professionnel travaillant avec des jeunes aurait tout intérêt à se défaire de tout jugement moral et prendre conscience de ce que le numérique permet : des outils pour devenir soi, avec une identité en ligne alimentée quotidiennement, l’intégration dans une ou plusieurs communautés numériques en prenant sa place dans un système global, mais également en créant sa propre communauté. Dans mon lycée, j’accueille des élèves qui, sans être influenceurs professionnels, arrivent à monétiser leurs contenus grâce à leur nombre conséquent de followers.

En bonne représentante de la génération X, j’ai dû me pencher sur la signification d’un petit mot que j’entendais tout le temps dans la bouche des collègues de la Vie Scolaire et des élèves : le DM. J’en profite pour partager ma découverte avec les collègues CPE de la même génération que moi aux doigts gourds et aux yeux presbytes, ou peu au fait du fonctionnement des réseaux sociaux par tempérament.

Au fil des ans, Instagram est devenu bien plus qu’un simple réseau social de photographie et il est particulièrement prisé par mes lycéens. Les développeurs de l’application ont également ajouté des fonctions sociales précieuses, telles que le système de messagerie instantanée. Et c’est à cette fonctionnalité que l’acronyme DM est lié. Il provient de l’anglais Direct Messages. Ainsi, lorsqu’un utilisateur demande que vous le contactiez par DM, il vous demande en fait de lui envoyer un message direct et privé. Ces types de messages peuvent généralement être envoyés à tous les utilisateurs, quelle que soit leur popularité. Cependant, pour des raisons de confidentialité, certains préfèrent désactiver cette option. Bien que l’interface soit simple, les DM, vous permettent d’envoyer du texte, des notes vocales, des autocollants, des stories et même des images. Le tout depuis la barre d’options du bas et sans quitter Instagram.

Pour revenir à la différence avec les jeunes des générations antérieures, ceux-ci avaient également des vies sociales parallèles dans la rue ou le quartier dénuées de contrôle parental (le fameux « je vais faire le mur », ou « je vais faire mes devoirs chez une copine »). Cependant, en termes de zone de couverture, de cadence d’émissions de contenus, de nombres de contacts, de nombres d’interactions et de viralité, cela n’a absolument rien à voir. Et quand il s’agit d’un compte Instagram public, on peut même parler de journal extime en mondovision qui permet de se voir gratifier d’un déferlement continu d’émojis, de like et de « tu es belle » et autres strokes positifs.

Cependant, l’aspect ubiquitaire est cher payé par les adolescentes qui souhaitent avoir une vie sociale, amoureuse ou sexuelle non validée par le cercle familial, c’est à dire libre et personnelle. Car toute « trace » numérique sera retenue contre elles, et relayée comme artefact à haute valeur ajoutée, de proche en proche, par ondes concentriques, jusqu’aux vagues connaissances du quartier qui disposeront d’informations à divulguer aux parents.

L’information, surtout filmée et/ou écrite, comme le contenu des lettres de Mme de Merteuil au Vicomte de Valmont, c’est le pouvoir. Les jeunes le savent bien car ils usent de précieux éléments autobiographiques pour sceller leurs amitiés, alliances virtuelles malheureusement sujettes à retournements. Cette monnaie d’échanges les fragilisent pourtant eux-mêmes, quand ce ce sont pas les autres qui sont exposés :

Exemple : X divulgue un élément à caractère dramatique (réel ou supposé, peu importe car ce n’est pas la question) de l’enfance de Y, une amie proche, à Z pour donner des gages à leur alliance, parce qu’elle souhaite s’en faire une amie également et élargir son cercle social et donc son cercle d’influence.

Car Z est populaire, de l’anglais popular, terme sorti des séries US qui ont mis au jour depuis au moins 40 ans les systèmes de castes implicites animant la vie scolaire des High School. Il faudrait produire une étude complète de la relation entre vie numérique et drama adolescent, les patterns récurrents, schèmes et modèles qui la construisent, en termes de contenus stratégiques et de manœuvres d’approches.

Ces échanges étant numériques, ils laissent des traces, archivables, diffusables, stockables. Chargés de valeurs multiples, affective, stratégique, à fort impact familial, tels des isotopes radioactifs, ils sont les premiers éléments à être utilisés dans le cyberharcèlement car comme le précise Yann Leroux (Ouest France, 2019) :

« le cyberharcèlement pur n’existe pas. Comme la « vraie vie » n’existe pas, elle est toujours imbriquée avec « la vie hors ligne ». Et ce qu’on observe, c’est que quand un ado est harcelé en ligne, il est aussi mis en difficulté dans son établissement scolaire, voire dans son quartier. »

Je postule que ce que vivent certaines jeunes filles, pour opérer une régulation avec les systèmes de valeurs parentaux et préserver leur image de fille digne de la lignée, c’est une charge mentale dévorante et sans fin. Yann Leroux parle de travail permanent quoique ambivalent de préservation de leur construction identitaire numérique par les flux et donc de leur liberté :

« Ces multitudes sont une bonne indication du travail psychique que chaque internaute doit fournir en ligne : partout, plus d’un autre avec qui se lier et plus d’un autre avec qui éviter d’être en relation. « 

Attention, les garçons aussi opèrent une régulation avec les systèmes parentaux, mais les enjeux ne sont pas placés aux mêmes endroits. Ils craignent surtout une anagnorisis en négatif, la révélation d’actes intimes et privés à leurs yeux offrant un aspect d’eux-mêmes dissimulé à la sphère familiale. Tandis que les jeunes filles, très attachées à leur liberté numérique, sont en plus sensibles aux rumeurs susceptibles d’entacher leur réputation que ces révélations peuvent induire. Elles savent risquer l’opprobre publique et donc un cyberharcèlement à forte échelle, ce qui signifierait une mise à mort sociale. Et donc un point de rupture, une déscolarisation brutale, un renoncement à un projet scolaire réfléchi, voire un passage à l’acte.

On sait depuis un moment que l’internet, « cet objet hypercomplexe, est en train de générer de nouvelles formes de subjectivité et de nouveaux régimes de sociabilité » (René Kaës, 2007), mais sait-on comment définir des limites à ces nouvelles demandes (Christian Hoffmann, 2011), peut-on aller jusqu’à parler de pathologies de la limite ?

Normativité et loi en éducation :

L’ exemple du harcèlement scolaire

Le Conseiller Principal d’Education a évolué du Surveillant Général vers un rôle de médiateur et de conseiller. Malgré tout, son héritage le place dans un modèle de professionnalité normative de régulation des troubles à l’ordre scolaire.

En effet l’école dans sa forme traditionnelle concevait sa mission à partir de la docilité et de la « conformité » des élèves.

Puis elle a changé, glissant d’un paradigme de transmission vers un paradigme d’apprentissage, mais les compétences professionnelles du CPE visent toujours à mettre en œuvre des procédés de normalisations des conduites en milieu scolaire.

Dans sa pratique quotidienne, il est au cœur de l’enchevêtrement des normes sociales, morales et juridiques, dans l’empan entre l’intérêt individuel de l’élève et la paix scolaire collective.

Erick PRAIRAT propose l’approche par les normes professionnelles plutôt que l’approche par compétences, les normes nous rappelant à l’éthique professionnelle (2014).

Il rejoint en cela le cheminement proposé par Catherine THIERBERGE (La force normative, 2009), de l’idée à la pensée philosophique, qui devient norme éthique, norme déclaratoire, puis norme obligatoire, légale et puis constitutionnelle, tout en haut de la hiérarchie des normes en droit.

Ce sont les pratiques qui précédent la norme. En conséquence, l’usage d’internet et des supports connectés étant par exemple « normal », l’institution scolaire le constitue comme « norme » et l’incorpore.

Ce qui explique la floraison des « éducation à » : Education au Développement Durable, à l’égalité fille-garçon, éducation au numérique, etc., avec les référents ad hoc nommés dans les établissements pour piloter et rendre compte des actions spécifiques menées.

Contrairement à une idée reçue, les normes ne s’imposent pas toutes avec la même force : les normes rendues obligatoires par la loi correspondent à la « réglementation ». D’autres normes ne sont que facultatives : le fait de les respecter peut être alors récompensé par l’attribution d’un label : Erasmus+, label e3D, en milieu éducatif.

Mais tout comme dans le secteur de la construction par exemple, la réglementation peut rattraper les labels : en témoigne le protocole PHARE, destiné à endiguer les situations de harcèlement, d’abord labellisé, est devenu obligatoire dans les établissements scolaires.

La sociologie contemporaine a contribué à l’analyse des dimensions symboliques du droit les modalités et les formes qui accompagnent sa réception sociale. Elle a mis en évidence l’influence de la scolarisation sur la perception et la définition du droit.

Le fonctionnement du Règlement Intérieur en établissement scolaire nous éclaire sur ces modalités de réappropriation, de reconstruction ou de contournement de la normativité. Nous pouvons en trouver un autre exemple avec la loi sur le port de signes religieux : un glissement symbolique intéressant s’opère entre voile (interdit) et bandana (autorisé ?)1.

Ce qui a obligé le gouvernement à publier une circulaire le 9 novembre 2022 venant compléter la loi de 2004, texte donc de niveau infra-réglementaire visant à clarifier l’interprétation de la loi sans la modifier.

Là aussi, on voit que la loi suscite non pas directement des effets seulement au niveau des conduites mais surtout au niveau des représentations, des opinions et des attitudes mentales.

Dans le rapport entre Droit et sociologie, l’appropriation sociale de la normativité juridique rejoint les stades du développement moral chez l’individu, bâti lui aussi sur un système de contraintes intériorisées. Le droit tisse un système de sens, un ordre symbolique ou une certaine vision du monde (Weltanschauung), fondatrice de toute relation sociale.

Le règlement intérieur des établissements scolaires, voté en Conseil d’Administration et validé par les services juridiques des Rectorats, met en œuvre des contenus de normativité juridique visant à établir l’ordre scolaire, nécessaire sinon désirable.

On peut retrouver la ritualité judiciaire dans l’instance du Conseil du discipline, dont la composition, la mise en place et le déroulement sont strictement encadrés par le droit et donc susceptible de recours.

Dans l’ouvrage collectif La force normative, dirigé par Catherine Thibierge (2009), Pierre Noreau (« De la force symbolique du droit ») nous dit ceci :

La force symbolique du droit est associée tout à la fois à l’idée de contrainte, d’obligation et d’éthique. C’est l’imposition possible d’une sanction allant jusqu’à l’usage autorisé de la violence qui fonde le caractère prescriptif de la norme. Elle suppose la permanence d’entités dont les ordres sont habituellement obéis, c’est-à-dire reconnus et validés. Il faut distinguer se soumettre à une autorité et se soumettre à une règle, c’est cette dernière qui signale la présence du droit. La force normative de la règle réside dans ce qu’elle sert à l’évaluation de la valeur d’un comportement en rapport à un standard particulier.

Si l’ordre juridique est une expression symbolique de l’ordre social, il est évident que le fait social de harcèlement scolaire devait tomber sous le coup de la loi.

À la suite de nombreux suicides d’enfants en France, commis dans des contextes de harcèlement scolaire et/ou de cyberharcèlement, plusieurs affaires judiciaires ont vu le jour. On a pu parler de judiciarisation de ce qui relève ordinairement du domaine éducatif avec l’échelle des sanctions prévues dans le règlement intérieur des établissements scolaires.

À noter que depuis le 30 septembre 2021, « les mineurs âgés d’au moins treize ans sont présumés être capables de discernement ». À ce titre, ils « sont pénalement responsables des crimes, délits ou contraventions dont ils sont reconnus coupables »(Code de justice pénale des mineurs).

Le code pénal abordait déjà la question des violences volontaires et des atteintes à l’intégrité morale et physique d’une personne adulte ou mineure.

Le concept de harcèlement scolaire a été forgé dès les années 70 mais en France, la circulaire no 2013-100 du 13 août 2013 Prévention et lutte contre le harcèlement à l’École donne une définition du harcèlement scolaire par référence à celle établie par Dan Olweus en 1993. Il faut dire que l’avènement d’internet et des téléphones privatifs pour les jeunes a favorisé l’extension « virtuelle » du harcèlement : le cyberharcèlement.

Le phénomène du harcèlement scolaire concerne la plupart des pays. Le rapport sur la situation de la violence et du harcèlement à l’école dans le monde, publié par l’UNESCO en 2017, évaluait à 246 millions le nombre d’enfants touchés, ce qui a conduit les ministres du G7 éducation réunis à Sèvres le 4 juillet 2019, à « faire de la lutte contre le harcèlement sous toutes ses formes une cause commune ».

Dans la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance apparaît cet article :

Article 5

Après l’article L. 511-3 du code de l’éducation, il est inséré un article L. 511-3-1 ainsi rédigé :

« Art. L. 511-3-1.-Aucun élève ne doit subir, de la part d’autres élèves, des faits de harcèlement ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions d’apprentissage susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité ou d’altérer sa santé physique ou mentale. »

Mais c’est le 2 mars 2022 qu’est promulguée la loi visant à combattre le harcèlement scolaire, faisant de celui-ci un délit :

« La loi visant à combattre le harcèlement scolaire crée un nouveau délit, celui de harcèlement scolaire, dans le code pénal. Les faits de harcèlement moral commis à l’encontre d’un élève constituent un harcèlement scolaire.

Le délit de harcèlement scolaire concerne les élèves, les étudiants ou les personnels des établissements scolaires et universitaires.

Le harcèlement scolaire est puni de :

  • 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende lorsqu’il a causé une incapacité totale de travail inférieure ou égale à 8 jours ou n’a entraîné aucune incapacité de travail ;
  • 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende lorsque les faits ont causé une incapacité totale de travail supérieure à 8 jours ;
  • 10 ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende lorsque les faits ont conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider. »

Je fais l’hypothèse ici que cette loi est une conséquence de ce qu’on a appelé la densification normative.

Catherine THIEBERGE, dans son ouvrage collectif Densification normative (2013) explore ce processus de montée en puissance de la normativité, par lequel les normes juridiques prennent forme et force, gagnent en extension et en volume, enserrant conduites et pratiques dans un maillage de plus en plus dense. 

Le processus de densification normative travaille en effet la société toute entière, à travers des normes de toute nature, juridiques, techniques, gestionnaires, managériales, mais encore des normes de civilité, sensorielles ou invisibles…

Elle fait dans sa conclusion un parallèle entre une densification constatée et l’évolution du contrôle social :

« Produit conjugué de la culture occidentale du modèle, du goût de la norme qui en découle, de la pression grandissante du « marché » et des phénomènes de technicisation et d’accélération de nos sociétés, la densification normative est consubstantielle à notre époque et à notre civilisation. (…) elle nous tend le miroir sans concession de la démesure de notre être au monde. À travers elle, nous pouvons nous voir dans un besoin croissant de sécurité, dans une soif de toute-puissance et de contrôle ou une propension à nous y soumettre, mais aussi mus par une inépuisable aspiration prométhéenne à transformer et maîtriser la réalité. »

Dans Penser les flux normatifs, essai sur le droit fluide (2018) Emeric NICOLAS va encore plus loin et postule que dans une société liquide (Zygmunt BAUMAN) la nouvelle norme juridique pour l’individu hypermoderne est celui de flux normatif conditionné par des flux informationnels à haute vélocité.

1) Cf. https://lenviescolaire.fr/2022/12/03/laicite-lempire-des-signes/

Laïcité, l’empire des signes

Le 9 novembre 2022 paraît une circulaire intitulée Plan laïcité dans les écoles et dans les établissements scolaires, développée sur 4 axes :

  1. Sanctionner systématiquement et de façon graduée le comportement des élèves portant atteinte à la laïcité lorsqu’il persiste après une phase de dialogue ;
  2. Renforcer la protection et le soutien aux personnels ;
  3. Appuyer les chefs d’établissement en cas d’atteinte à la laïcité ;
  4. Renforcer la formation des personnels et en premier lieu celle des chefs d’établissement.

Je préfère prévenir les lecteurs du blog que je ferai plusieurs allers-retours chronologiques, j’espère ne pas les perdre et qu’ils ne m’en voudront pas.

Retournons un peu en arrière si vous voulez bien pour comprendre comment est née cette circulaire :

Rentrée de septembre 2022 : chaque année les tenues des jeunes filles scolarisées sont scrutées et commentées comme le beaujolais nouveau : ce sera crop-top ou jilbeb ? Jean troué ou abaya ? Serre-tête ou bandeau éponge ? Une grille d’analyse féministe postulerait que le corps des femmes est un champ de bataille symbolique des systèmes de valeurs. Les enjeux sont bien plus complexes.

Il faut dire que cette rentrée a été très particulière :

Est parue en juin 2022 une enquête de L’Opinion révélant que les établissements scolaires faisaient face à une épidémie de « tenues islamiques ». Le Service central du renseignement territorial (SCRT), service de police héritier des RG et chargé notamment du suivi des communautarismes, a publié le 8 juin une note confidentielle, consultée par RTL, sur les entorses à la loi de 2004 sur la laïcité à l’école. Je la rappelle :

Loi n°2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics :

Article 1

Il est inséré, dans le code de l’éducation, après l’article L. 141-5, un article L. 141-5-1 ainsi rédigé :

« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.

Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève.

Sollicité par le JDD au mois de septembre, le ministère de l’éducation nationale précise que « la loi interdit les signes religieux par eux-mêmes (à l’exception des signes discrets) tels qu’un foulard islamique, une kippa ou une grande croix, mais aussi ceux dont le caractère religieux se déduit du comportement de l’élève, à l’instar d’un bandana ».

Françoise Lorcerie dans La « loi sur le voile » : une entreprise politiqueDroit et société 2008/1 (n° 68), pages 53 à 74) nous rappelle que la loi de 2004 n’est pas advenue sans précédent. Il y a eu une circulaire Bayrou (ministre de l’éducation nationale) en 1993 reprenant à son compte la circulaire Jospin du 12 décembre 1989, laquelle transposait l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989.

Je cite Françoise Lorcerie : « C’est sous cette pression que F. Bayrou donnera à la rentrée suivante une deuxième circulaire interdisant cette fois les signes « ostentatoires en soi » (…).

Cette circulaire n’amènera pas le Conseil d’État à revenir sur son refus de caractériser le signe, indépendamment de la façon dont il est porté. »

Certains analystes ont même fait référence à une « panique morale », c’est à dire le sentiment d’une perte de contrôle social (et donc politique) comme on l’a vu sur l’éducation à la sexualité et la « théorie du genre » en milieu scolaire.

Le 17 septembre 1986, l’attentat de la rue de Rennes a fait sept morts et cinquante-cinq blessés, c’était le dernier et le plus meurtrier d’une série de quatorze attentats du Hezbollah, groupe islamiste chiite financé par l’Iran. De leur côté, les années 1990 ont été marquées par la guerre civile algérienne et les attentats du GIA.

Mais c’est l’effondrement des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 qui a été la scène primitive de la radicalisation du rapport de l’image à la réalité, la démultipliant à l’infini et la donnant à consommer comme contenu (Jean Baudrillard).

La panique morale est bel et bien liée à la viralité des échanges favorisant le prosélytisme religieux sur les réseaux sociaux par les jeunes filles voilées encouragées à enfreindre la loi de 2004.

Ces échanges encourageant une posture militante communiquent des astuces pour porter le voile à l’intérieur des établissements scolaires sans se faire prendre, ou des éléments de langage concernant les jilbeb et abaya : « c’est à la mode », « c’est mon style ». Le contenu de ces vidéos étant largement repris et diffusé par les media maintream puis reprises sur le web, tout cela formant une boucle médiatique qui s’autoalimente, une offre pléthorique de contenu dans un système complexe en expansion infinie, les media faisant partie eux-mêmes de l’événement et jouant dans l’un ou l’autre sens.

Car au même moment à la fin des années 90, s’est produit l’avènement du Web et de la culture numérique qui a, en 30 ans, a remis en question les équilibres médiatico-politiques, redéfini totalement les modalités socioéconomiques et même anthropologiques de notre civilisation.

Et simultanément, on a pu déplorer un sentiment de perte des valeurs républicaines, un lent délitement de l’union nationale et de la cohésion sociale, une déconstruction funeste de l’universalisme hérité des Lumières. Tant il est vrai que chaque évènement ou fait divers tragique, est prétexte aux affrontements idéologiques les plus vifs avec d’un côté des appels à la pudeur et au refus de récupération politique et de l’autre les appels à la fermeté, avec comme marqueur le taux de vote extrême et protestataire.

La mise à mort de Samuel Paty sortant de son lieu de travail en 2020, ayant montré les caricatures du Prophète de Charlie Hebdo, représente le terrifiant aboutissement de ces intrications complexes entre simultanéité, instantanéité et viralité des informations, globalisation de leur circulation, et instrumentalisation idéologique qui ont abouti à une stupéfiante facilitation du passage à l’acte meurtrier. Evènement qui fait écho à l’attentat du journal lui-même en 2015, ses douze personnes tuées et douze blessés.

Dès 1996, Dan Sperber a mis en évidence dans La Contagion des idées le rôle de la cognition dans les phénomènes culturels, particulièrement sur les contraintes cognitives qui rendent possible la distribution des représentations culturelles au sein d’une population, créant de manière naturaliste une épidémiologie des représentations. Par là même a été sous-estimée l’analyse du rôle de cet écosystème complexe qu’est devenu l’Internet, même si l’on parle de viralité. Ces concepts sont d’autant plus opérants que depuis 2020, nous savons à quel point les civilisations sont vulnérables aux pandémies, tout comme elles le sont aux pandémies idéologiques. On a vu comment le covid avait donné naissance à une arborescence exponentielle de fake news et autres faits alternatifs, opérant une rupture sociale profonde.

René MAGRITTE, La Trahison des image, 1929.

Dans le vademecum laïcité de juillet 2021 :

« Deux cas sont donc à distinguer :

a) Le premier est celui dans lequel les signes ou tenues arborés par l’élève manifestent ostensiblement, par leur nature même (voile islamique, kippa, burkini, un crucifix ou tout autre pendentif religieux dont la dimension est manifestement excessive), une appartenance religieuse, auquel cas ils sont interdits quelles que soient les conditions dans lesquels ils sont portés.

b) Le second cas est celui dans lequel les signes ou tenues ne sont pas par nature des signes d’appartenance religieuse, mais le deviennent indirectement et manifestement compte tenu de la volonté de l’élève de leur faire produire cette signification. Pour savoir si tel est le cas, il convient de s’interroger, au regard de son comportement, sur l’intention de l’élève, pour déterminer si son port est compatible avec les dispositions
de l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation. Un signe ou une tenue qui n’est pas, à proprement parler, religieux peut ainsi être interdit s’il est porté pour manifester ostensiblement une appartenance religieuse. »

Dans le Parisien du 30 septembre 2022, le ministre de l’éducation nationale Pap NDIAYE déclare : «l’interprétation d’un signe comme étant religieux ou d’un vêtement religieux ne peut pas se faire à partir d’une circulaire que nous produirions. Ce n’est pas la longueur de la robe ou la couleur qui à elles seules permettent de déterminer sa nature religieuse. C’est un ensemble de signes qui peuvent pointer dans cette direction ».

Dans le Parisien du 4 octobre, au sujet du port des abayas : « Ces élèves ne doivent plus rentrer comme ça dans les établissements », a confirmé Pap Ndiaye. Interrogé sur le port éventuel de bandanas, il plaide pour une appréciation au cas par cas : « Tout dépend de l’intention. Cela doit s’apprécier à l’échelle des établissements ».

Cette marge d’interprétation ne satisfait pas certains proviseurs et principaux : « Nous aimerions une règle claire que nous n’avons pas à interpréter. Nous ne pouvons pas faire porter cette responsabilité aux principaux et proviseurs qui sont en 1ère ligne chaque jour devant les grilles de leurs établissements », s’exprime un proviseur membre du SNPDEN-UNSA, syndicat de près d’un chef d’établissement sur deux.

Dans le rapport Baroin sur la laïcité de 2003, le voile, n’est « pas un signe religieux », il relève de l’intégrisme, à ce titre apparaît le terme de « politico-religieux ».

Puisqu’il s’agit de « signes » et d’ « interprétations », que nous enseigne le triangle sémiotique ?

Qu’il y a une triple couche de significations :

Le voilement féminin est bien antérieur à l’Islam et servait à distinguer les femmes honorables des esclaves et des prostituées (code d’Hammourabi). Il garde totalement cette valeur de distinction au sens de Bourdieu.

Dans la 2ème couche de sens, le Voile islamique symbolise la pratique religieuse rigoriste et l’adhésion à un mode de vie public et privé régi par la Charia, ensemble de normes incompatibles avec les droits de l’homme.

Quand au signifiant majoritairement prêté, c’est à dire la valeur attribuée, le voile symbolise la soumission à la loi de Dieu, voire la soumission des femmes aux hommes.

Dans le champ d’analyse politique, le port du voile dénote une certaine radicalité, puisque écart à la norme, radicalité qui fait écho à l’idéologie islamiste et par extension, au terrorisme islamiste lui-même.

La 3ème couche de sens concerne les fameuses « tenues religieuses » apparaissant comme un erstaz symbolique du port du voile, permettant donc de repousser les limites de la loi de 2004. Par contamination vestimentaire, ces substituts dénotent donc les mêmes éléments de sens que le voile lui-même.

Il s’agit ici de l’interprétation de ce signe dont il est question, on peut même aller plus loin avec le concept de signe iconique et la couleur comme signifiant, distinguer par exemple le port d’un jilbeb de couleur noire qui serait plus radical qu’un jilbeb vert avec une ceinture à paillettes ?

Un seul signe ne peut faire sens, on parle de faisceau de signes sujets à interprétation.

Là où on constate du signe visuel on attend du discours prosélyte, des paroles et des actes sans ambiguïté : diffusion de messages aux camarades sur l’ENT pour les convaincre de se voiler, refus des cours de natation, contestations pendant les enseignements sur le fait religieux, etc. Par des regards croisés, le chef d’établissement et ses équipes fait le constat d’un comportement portant atteinte à la laïcité pour appliquer la loi. C’est bien ce qui met en position délicate les personnels de direction, c’est que l’on leur demande d’être des juges.

Nous entrons dans l’ère du soupçon : le serre tête visant à tenir la coiffure, modeste objet de cosmétique qui n’en demandait pas tant, devient signe religieux par destination. Cela ressemble à un combat sans fin : l’interdiction des signes, puis de leurs ersatz, ôte finalement de la visibilité à une manifestation politico-religieuse qui pourrait n’en devenir que plus pernicieuse puisque cachée.

Deux jeunes filles portent toutes deux un serre-tête et une robe longue, admettons que nous savons pertinemment qu’il s’agit d’un jilbeb pour l’une d’entre elles, comment distinguer la fauteuse de trouble sans risquer d’aborder le terrain glissant du délit de faciès discriminatoire ?

Il est clair que le prosélytisme d’organisations islamistes utilise les fragilités d’un état de droit démocratique en laissant croire qu’une civilisation veuille en écraser une autre, en invoquant le déshonneur et l’humiliation du « dévoilement ».

L’enseignement public a été probablement identifié comme point de vulnérabilité pour provoquer une rupture sociétale globale, acculant l’état à la pente savonneuse de mesures de fermeté confinant à l’islamophobie. La spirale répressive au risque de l’éclatante victoire symbolique de l’antagoniste.

Méfions-nous que la laïcité elle même n’opère un glissement symbolique vers une pratique de défense identitaire, loin de son caractère humaniste et protecteur. C’est le syndrome de la forteresse assiégée, conceptualisé depuis le 11 septembre 2001 :

Comment un état de droit peut-il fonctionner sous le primat de la dangerosité pour protéger le collectif sans lutte préventive, et sans remise en question de la présomption d’innocence liée à l’individu ?

La 3e session annuelle (2021-2022) des auditeurs de l’Institut des Hautes Etudes de l’Education et de la Formation est intitulée  Laïcité et les valeurs de la république de l’école à l’université. Il y est stipulé qu’ « il serait opportun de se recentrer sur la question du vivre-ensemble et de ce qui fait société » et notamment par « une meilleure compréhension de l’autre » (p. 28, Préconisations.)

Car ce fameux « vivre ensemble », concept «mou », renferme pourtant les notions d’état et de nation, de recherche et de partage de valeurs communes.

Pour faire vivre l’universalisme et faire jouer une logique d’appropriation, il faut nous accorder temps et espaces pour faire œuvre d’éducateur et de pédagogue. A ce titre, la diminution des heures d’enseignement pour y substituer le credo de l’employabilité paraît peu pertinent, même si l’activité professionnelle reste le meilleur atout de l’insertion sociale.

Encore une fois, ce sont nous qui sommes en première ligne, personnels d’éducation (CPE et AED) à la grille, accompagnés des personnels de direction, pour faire le repérage des différents signes posant problème. le portail étant le lieu stratégique de relations avec les élèves et les familles. Nous sommes déjà en situation de contention sociale éducative ordinaire, nous l’étions avec le protocole sanitaire de la crise du Covid, nous le restons encore pour l’application de cette loi, qui est la finalité, malgré la référence au dialogue avec les usagers.

La cohésion sociale, ce grand filet aux mailles fragiles, passe par la contention, mais aussi par la solidification des mailles elles-mêmes, c’est à dire le temps passé à l’éducation et la pédagogie en situations : débats à visée philosophique, échanges d’idées, déconstruction des idées reçues.

Qui dit débat ne dit pas mettre en discussion ni contester les valeurs républicaines, mais dérouler la pelote emmêlée des idées, tirer le fil méthodiquement en dénouant les nœuds avec patience, aller au bout de toutes les questions sans jugement de valeur et replacer un cadre de pensée du fait religieux (axe vertical, axe horizontal, pratiques spécifiques, etc.) qui soit clair pour tous.

La mallette Laïcité de 2018 donne de nombreuses pistes pédagogiques en parlant de formation au « jugement » et à l’esprit critique, cette ambition républicaine dont les prémisses sous Jules FERRY visaient à libérer les individus de l’emprise de l’Eglise.

On a pu croire en une sécularisation globale et que la religion constituait avec la modernité un phénomène en voie de disparition.

Nous avions tort.

La religion, qui est une mise en forme symbolique de la condition humaine, participe à la construction du rapport à soi et du rapport aux autres. Peut-être même est-elle une réponse au terrifiant vide intérieur de certains jeunes observé par des intervenants sociaux et judiciaires.

Une enseignante de français m’a dit un jour qu’en lisant les productions écrites de collégiens, elle constatait la pauvreté du langage, le peu de traces de construction intérieure, d’imagination, de rêveries, d’observations du monde.

Nous aimerions croire que la loi va de soi, que le règlement intérieur des établissements va de soi, que la loi sur les signes religieux va de soi. L’avènement d’Internet l’a montré : ce nouvel espace d’interactions sociales a nécessité et nécessite encore une éducation spécifique à son usage.

Notre travail éducatif et pédagogique est d’expliciter la légitimité des lois et de re-construire l’universalisme des Lumières, de mettre au jour les notions qui le structurent. Le travail de fond est de faire intérioriser le sens et l’utilité de la loi humaine et pourquoi celle-ci doit être non seulement distincte mais au-dessus de celle de Dieu. Car les lois humaines protègent l’humain comme Autre, égal à moi et à tous.

« La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu’il est mort ou inventé. Elle n’a rien à voir avec cela. Elle n’est ni fondée sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu’il est habité, mais sur la défense d’une terre jamais pleine, la conscience qu’il y reste toujours une place qui n’est pas la nôtre. La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une espérance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. »

Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts.

Les dépossédés

Octobre dans mon LP du bâtiment.

On est presque arrivé aux congés de Toussaint et les retenues, rapports, sanctions, se ramassent à la pelle. L’énervement se fait sentir chez tous les acteurs de la communauté éducative.

Pour pouvoir agir sur les dysfonctionnements se produisant durant les cours, et analyser finement l’implicite résidant entre les lignes des rapports d’incident et rapports disciplinaires, il me paraît indispensable que le CPE ait déjà fait l’expérience de gérer un groupe de jeunes.

En cela, la formation au BAFA, une expérience dans l’éducation populaire, dans l’encadrement sportif, dans l’animation ou même le scoutisme sont de précieux atouts pour tout éducateur. J’ai eu la chance de recruter des assistants d’éducation issu du secteur de l’animation et ils ont donné toute satisfaction. J’ai eu le plaisir d’avoir des AED tout d’abord mal à l’aise dans la relation éducative puis évoluant vers une posture d’initiateurs de projets sportifs, trouvant par là une alternative au discours comminatoire.

L’autorité, en tant qu’influence sur un groupe, n’est guère préexistante, ni même innée ou incarnée par magie, elle ne se décrète pas, elle se réfléchit et se construit. Notamment avec les jeunes non normalisés, qui questionnent la légitimité et le sens même de l’école et donc la légitimité de l’enseignant ou tout personnel éducatif.

On parle d’éducation positive, de bienveillance et d’empathie en opposition avec les valeurs répressives d’antan dont l’autoritarisme qui visait à obtenir la soumission. Quand le professeur peine à faire cours, la bienveillance n’est pas sa première préoccupation. Il veut juste que que sa parole soit légitime, il veut être habité par la chaleur du Logos.

Grande est la tentation de suivre le même chemin que les élèves : M. X fait trop de rapports d’incidents, il crie beaucoup mais il n’a pas d’autorité, il ne sait pas gérer sa classe, jugement qui ne résout absolument rien. Les apprentissages ne peuvent toujours pas avoir lieu.

Que faire quand la parole de l’enseignant est démonétisée ?

Ainsi, certains collègues enseignants se sentent dépossédés de la puissance du langage pédagogique, impuissants face à des élèves ayant un rapport distancié aux savoirs humains et même aux savoir-faire.

Dans la notion de métier réside la relation au monde, l’exercice du métier influence le réel, façonne et transforme la matière. Dans la posture éducative, le langage est modélisable en tant qu’action symbolique.

Dans la théorie des actes de langage, John L. Austin (Quand dire c’est faire, 1962), postule le fait qu’un individu peut s’adresser à un autre dans l’idée de faire quelque chose, transformer les représentations de choses et de buts d’autrui, plutôt que de simplement dire quelque chose : on parle alors d’un énoncé performatif, comme celui d’un juge ou d’un prêtre.

Il serait utile pour les professionnels de la relation éducative comme les CPE de développer une pensée et une pratique spécifique de la communication. Tout discours éducatif vise d’abord à appuyer sa légitimité vis-à-vis de l’usager (parent ou élève) en portant le discours « attendu » de l’école, c’est-à-dire un ensemble de normes du monde scolaire.

L’interaction éducative peut être perçue comme un drame, dans le sens de représentation théâtrale, avec une communication par nature oralisée.

Kenneth Burke, théoricien américain, pense que l’étude de la rhétorique peut aider l’être humain à comprendre « ce qui se passe lorsque les gens disent ce qu’ils disent et pourquoi ils font ce qu’ils font ». Il nomme une telle analyse « dramatisme » et considère que cette approche linguistique peut permettre de cerner les bases du conflit, les vertus et les dangers de la coopération, et les opportunités de l’identification au sein du discours.

Que devient la notion de bienveillance chère à Christophe Marsollier quand l’enseignant est en difficulté ? On est bienveillant quand on se sait capable d’exercer un pouvoir d’agir sur la dynamique de classe, sur la motivation des jeunes, quand on se sait capable de jouer sur les individualités et sur l’humeur du groupe classe avec la fluidité d’un chef d’orchestre.

L’éducation est ce qui s’accomplit par l’usage même de la parole, donnant les règles complexes du jeu scolaire et offrant des clés de compréhension du monde.

En lisant un soir un article sur la crise énergétique, il m’est venu subitement en mémoire, avec une stupéfiante clarté, des éléments de cours de géographie sur les ressources et besoins en énergie. J’étais lycéenne. C’était il y a 30 ans. Tout était déjà là.

Dans une vidéo Youtube de l’Université de Louvain intitulée le Charisme en politique, un chercheur analyse la posture d’hommes et de femmes politiques et en déduit que la meilleure manifestation du charisme est un juste mélange de joie et de colère.

Il nous faudrait tâcher de retrouver, au moins par fragments, la joie pure d’être en lien, d’être humain, d’être éducateur dans un monde incertain.

CPE n’est pas un métier

« S’attaquer au métier c’est engager la controverse », Yves CLOT.

J’ai commencé à engager cette réflexion durant la longue période avant les vacances de Noël, en écoutant des collègues en de souffrance professionnelle, s’estimant peu reconnus ou utilisés comme déversoir de tout de ce que personne ne veut faire dans les établissements. La place particulière du CPE peut lui faire subir la façon dont les différents services vont occuper leurs champs d’activité professionnelle, dans un contexte local et national, de l’ établissement au contexte socioéconomique. On sait que nous sommes particulièrement exposés aux risques psychosociaux. A trop être partout et nulle part, l’épuisement, la dispersion et la perte de sens guettent.

Au retour des vacances, de plus en plus de collègues ont manifesté leur lassitude d’effectuer la sous-traitance de la CPAM ou de l’ARS au mépris de leurs tâches éducatives dûment listées par leur référentiel officiel de compétences. C’est l’illustration même de ce fameux écart entre le travail prescrit et le travail réel. Cela signifie-t-il que le professionnel peut ne pas faire une partie de son travail prescrit sans conséquences visibles, quantifiables, et se transformer en opérateur de saisie ? C’est comme si l’activité du CPE, travailleur éducatif de fond, peut être minimisé sans que ça pose problème à personne.

Car, de leur côté, même écrasés par la succession de protocoles sanitaires, en situation pédagogique dégradée, face à des classes à l’effectif flottant, les enseignants enseignent quand même.

Tout se passe comme si le CPE, (fonction, métier, profession ?), dépendant de l’action concertée au sein de la communauté éducative, et donc fragilisé, était perpétuellement en quête de légitimité professionnelle.

On sait ce que n’est pas un CPE, ni infirmière, ni assistante sociale, ni Psychologue scolaire, ni enseignant, mais qu’est-il donc ? Educateur ? Serait-ce le seul en établissement scolaire ? Bien sûr que non.

Il n’est pas enseignant, il n’a donc pas de contenu programmatique, il ne crée pas non plus de contenu pédagogique. L’enseignant a une identité professionnelle clairement identifiée liée à son domaine disciplinaire. Son discours éducatif lié à sa gestion de classe est également lié à son champ disciplinaire.

Le CPE produit certes du discours éducatif, mais là on l’attend principalement, et avant toute autre activité, puisque c’est la seule dont il partage en propre la responsabilité avec le Chef d’établissement, c’est sur la gestion du service vie scolaire. C’est le CPE « chef de service » ou manageur de la Vie Scolaire, termes ô combien clivant dans la profession !

Même si le suivi individuel de l’élève est central dans son référentiel de compétences, il n’est pas le seul à y contribuer, fort heureusement.

Il peut concevoir des modules de formation de délégués, des sensibilisations au harcèlement, à la citoyenneté, etc, mais cela ne définit pas non plus son activité de fond. Mais alors quelle perception du métier en avoir ?

Mon opinion est que le CPE est une fonction transversale, un intermétier, une excroissance issue d’un impossible collectif éducatif dans les établissements du secondaire en France où il est perçu plus comme une contrainte que comme une ressource. Alors même qu’il rompt l’isolement et renforce la capacité à travailler seul.

Le terme d’intermétier est notamment utilisé dans le secteur de la santé, dans l’enseignement spécialisé (suivi des élèves à besoins spécifiques) et en REP où il a été problématisé pour faire travailler en partenariat des équipes d’administrations diverses (Marie, Préfecture, école, collège, etc).

C’est comme si le CPE était la représentation formalisée, personnifiée, de ces temps de coordination, ces carrefours et ces intersections dans le système scolaire français.

On pourrait croire qu’il est défini par la notion d’interstice à la croisée des différents services, qu’il remplit les creux ou les trous d’une position statique parfois subie. Nous avons vu que la crise sanitaire a véritablement envahi cet espace interstitiel, ce qui a généré beaucoup de frustrations chez les collègues se redéfinissant douloureusement comme « secrétaire honoraire » de l’ARS et de la CPAM.

Sauf que cet espace doit être un lien dynamique entre individu et collectif, entre enseignants et équipes pédagogiques, entre l’élève et sa classe, entre l’élève, sa classe et l’établissement. On a pu évoquer une courroie de transmission ou une « charnière » pour définir notre fonction.

C’est donc plus un métier de la médiation que du lien, il introduit du « jeu », c’est-à-dire de l’humain, de la souplesse et de l’empathie, entre les différentes pièces du mécanisme que sont le fonctionnement d’un établissement scolaire couplé avec l’administration opaque qu’est l’éducation nationale. Pour le CPE, la posture relationnelle est un enjeu stratégique. Pour rappel et pour ne donner qu’un seul exemple, expliciter le fonctionnement d’Affelnet ou de Parcoursup auprès des usagers, n’est en aucun cas une sinécure. C’est pourquoi ce travail est partagé et indemnisé.

L’historique de son identité professionnelle peut le conduite trop souvent à incarner le rôle du « contrôleur de production » des punitions et sanctions, à la fois hors et dans la classe, avec son cortège de désordres scolaires (bavardages, contestation, etc.) qui relèverait de la conduite de classe. Il y a là un continuum entre éducatif et pédagogique qui n’est pas assez étudié, précisément à cause de la division du travail éducatif.

Avec la superposition des dispositifs (Vigipirate, protocole sanitaire, alerte rixes, programme de lutte contre le harcèlement, PPMS, etc.) le contrôle des flux, des effectifs et de la sécurité matérielle et psychologique des élèves est devenu également un aspect prépondérant du métier.

Cela posé, peut-on estimer que la formation professionnelle et l’accompagnement dans l’entrée dans la fonction se constitue sur cette base ? Car elle suppose des compétences de communication (débattre, persuader, convaincre, fédérer) et même de métacommunication, des compétences de formalisation (pour préserver la mémoire du travail collectif pour le suivi des élèves par exemple) et des compétences prudentielles liée à son rôle de médiateur.

En tant que néotitulaire ou contractuel sans expérience, est-on suffisamment armé pour analyser les situations de manière stratégique mais aussi systémique ? Pour défendre son positionnement en ayant en tête les enjeux (explicites et implicites) professionnels de nos collègues de travail, les problématiques des usagers et la dimension omniprésente et impensée des affects ? Le terme d’interdépendance n’est pas trop fort pour définir ce qui nous lie en tant que communauté éducative.

Le CPE doit pouvoir être en mesure de donner du sens à sa fonction en la délimitant par rapport à un cadre prescrit pour imposer son champ d’intervention à son tour. Cela suppose d’être diplomate et assertif en même temps, et sagace au sens socratique.

Cependant, ce champ est défini par une politique éducative générale et un style de pilotage d’établissement. Quelle place donnent le ou les chefs au CPE dans leur vision du fonctionnement d’un établissement ? On trouve de nombreuses études sur les CPE et leur relation aux familles, aux élèves, sur le CPE manageur des AED, mais il y a fort peu de choses sur la relation CPE/Chef d’établissement qui est pourtant centrale, avec de potentiels conflits de subordination et de représentations.

Ils doivent trouver ensemble une façon de coopérer et d’installer une synergie où chacun a sa place. Le chef d’établissement a intérêt à laisser à son CPE de l’autonomie, à condition qu’ils aient une vision commune du métier, même partielle, ce qui lui donnera de la légitimité à ses yeux. Et le CPE, même concepteur de son activité, a tout intérêt de son côté à saisir le sens de la vision de son supérieur hiérarchique, qu’elle soit guidée par une éthique ou par un fonctionnement opérationnel. Cette vision a toujours un sens intrinsèque qui peut lui servir et venir enrichir sa pratique professionnelle, y compris par la controverse.

Face aux exigences institutionnelles et sociétales, le CPE doit sanctuariser son champ d’action, le structurer le plus possible et le rendre visible et lisible pour asseoir sa légitimité. Les collègues font un travail acharné dans les établissements, malheureusement ce qui émerge n’est parfois qu’une toute petite partie de leur intervention.

L’esprit affamé, peut-être.

Quand on parle de réussite scolaire on en revient toujours à la question de l’implication parentale. Qui mène inévitablement au rapport entre inégalités de réussite scolaire et appartenance sociale.

De nombreux facteurs sociaux ont été étudiés : la question du quartier, du logement, de la maîtrise de la langue, des codes et attendus de l’institution, les difficultés des familles monoparentales, etc. On sait que dans certaines classes sociales c’est l’attitude de conformisme scolaire qui est valorisée chez les enfants, je dirai même de conformité, pour rejoindre le terme de compliance éducative.

L’étude de Zaïhia Zeroulou dans la Revue Française de Sociologie : La réussite scolaire des enfants d’immigrés. L’apport d’une approche en termes de mobilisation date de 1988, mais présente une analyse toujours pertinente du facteur parental dans la réussite scolaire des enfants des classes populaires.

Elle a constaté que les familles immigrées étudiées dont les enfants étaient en situation de réussite avaient mis en place des stratégies : « toute notion de réussite ou d’échec devait être évaluée par rapport aux espoirs formulés ». Ces familles étaient porteuses d’un projet et d’une volonté d’ascension sociale, c’est l’élaboration de ce projet qui structurait leur représentation de l’avenir aussi bien en France que dans leur pays d’origine. La sociologue évoque la construction d’un « capital culturel » et d’une recherche permanente de compromis avec les valeurs de l’école car la conformité scolaire et son accomplissement dans la réussite ont été intégrés en tant que norme familiale absolue.

Dans le second groupe de familles, certaines d’entre elle, face aux difficultés et à la rupture de la cohésion familiale, ont adopté une attitude de retrait, sans recherche de perspectives, avec un discours fataliste face à l’échec scolaire, en incriminant souvent l’institution ou la discrimination vis à vis des immigrés. Cela correspondait à leur perception intuitive de la place de l’école dans la reproduction des inégalités sociales.

Depuis que j’exerce en lycée professionnel, sans parler des absents, me frappe toujours autant le nombre d’élèves qui subissent totalement leur scolarité. Ils vivent un enfer bien particulier, à rester assis des journées entières en mode « veille », en état d’absentéisme cognitif complet. Pour d’autres, il s’agit de se cogner au cadre dans une logique jusqu’au-boutiste de refus scolaire bruyant. Pour ces élèves, c’est le rapport même au temps, à l’espace et au savoir qui est un non sens. Aucune stratégie n’est mise en place pour naviguer entre deux eaux et décrocher à l’arraché le précieux sésame qui n’a que l’importance qu’on lui donne.

Car pour développer une ébauche de stratégie, il faut « lire » le monde, ce qu’il y a devant soi, en tirer un diagnostic, un enseignement, dans une perspective dynamique et adapter son comportement en conséquence dans un but défini. Il faut se raconter la relation entre le monde et soi d’une certaine manière, comme l’a étudié la psychologie narrative.

Du coup pour notre jeune en échec scolaire les incitations habituelles à la conformité scolaire développés dans le cadre de la relation éducative, ce que j’appelle le « récitatif », n’ont plus de prise. C’est un pur dialogue de sourds qui n’a absolument aucun impact. C’est juste un moment obligé que subit l’élève et qu’il vit comme un rituel absurde de plus, un moment pénible à passer.

Il arrive que le jeune adopte un discours complaisant pour faire illusion, une synthèse en copié-collé de tout ce que les adultes lui ont dit pendant sa scolarité. Il adopte intuitivement un mode de régulation relationnelle pour se protéger. D’autant plus qu’il a souvent déjà un long passé d’entretiens avec CPE, professeurs, et personnels de direction, il est parfaitement rodé à tous les arguments qu’on lui sert, ceux ci étant donc démonétisés avant même leur énonciation.

Il faut savoir que ce qui frustre, et désespère même, tous les éducateurs, c’est précisément de n’avoir aucun pouvoir d’affecter l’état d’esprit ou le comportement de certains jeunes. Il est même possible que certains d’entre nous préfèrent gérer la posture de rébellion, autrement nommée réactance, énergivore certes donnant l’aspect d’une relation plus authentique.

Dès la rentrée de septembre, le véritable enjeu éducatif est de surveiller les élèves postés sur la ligne de crête, ceux qui hésitent entre soumission, rébellion et décrochage cognitif ou physique, avant même de s’occuper de ceux qui ont déjà basculé, et depuis longtemps. C’est sans doute un point de vue discutable que ce choix de priorité, mais on a vu des comportements changer grâce à l’influence entre pairs et les effets d’émulation positive. Car comme dans le champ médical, compte tenu des contraintes importantes au sein des établissements, il y a des choix à faire et à assumer.

Parallèlement, il m’a toujours semblé important d’être à l’écoute des parents. On dit que nous faisons un métier d’écoute, c’est plus difficile et enchevêtré que l’on pense. Plus qu’une simple écoute, c’est une posture empathique qui est nécessaire. Il faut être mentalement présent pour écouter le complexe roman familial déroulé par certains parents, déchiffrer les ambivalences, comprendre les messages sous-jacents, et en tirer les conclusions.

Je sais que ce père, même s’il m’assure être disponible pour venir au lycée, ne reviendra pas, je le sais car c’est extrêmement douloureux pour lui d’être face à l’échec de son fils et de ne pouvoir rien y faire, malgré le discours opposé. Je le sais, il sait que je sais, mais ce qui compte c’est qu’il joue le jeu du dialogue avec l’institution que je représente en me donnant les éléments discursifs attendus. Car, semblable à la stratégie inconsciente de l’élève qui recrache le « récitatif », le parent reçu en entretien pratique aussi la régulation relationnelle. A la différence près que dans ce cas, car nous ne sommes pas supposés éduquer les parents et être dans une relation asymétrique avec eux, cela compte. Ce lien ténu entre nous, c’est malgré tout de l’échange. Cela peut ouvrir sur autre chose avec le temps. Il nous faut parfois plusieurs années avec certaines familles.

Plus difficile à appréhender, les familles sans discours, qui font face avec dignité, mais qui n’ont pas structuré de réponse face à l’institution. Ni roman familial, ni plainte, ni contestation, cela créé un moment assez particulier, un peu surréel, tant notre métier est un métier de discours et même de rhétorique. Tout éducateur se reconnaît à la production de son discours. Malheureusement il existe des individus sans discours et c’est encore une norme scolaire que l’aisance langagière, orale ou écrite.

Pour en revenir aux facteurs favorisant la réussite scolaire, après la position sociale des parents et les interactions délicates entre facteurs environnementaux et génétiques, il reste ce que le Dr Sophie Von Stumm et ses collaborateurs ont appelé le 3e pilier de la réussite scolaire : The Hungry Mind, (The Hungry Mind. (von Stumm, S., Hell, B., & Chamorro-Premuzic, T. (2011). The hungry mind: Intellectual curiosity as third pillar of academic performance. Perspectives on Psychological Science).

L’esprit affamé représente à la fois la curiosité intellectuelle et la curiosité perceptuelle.

« La curiosité peut prendre de nombreuses formes et n’est pas toujours motivée par les mêmes facteurs. La curiosité perceptuelle est un terme qui a été inventé. Il s’agit du type d’intérêt que nous éprouvons lorsque quelque chose nous surprend ou ne correspond pas tout à fait à ce que nous savons ou croyons savoir. Cela est perçu comme un état inconfortable, un état d’adversité. C’est comme une démangeaison qui doit être grattée. C’est pourquoi nous essayons d’en savoir plus pour satisfaire cette sorte de curiosité ». Le retour des merveilles, AstroUnivers.

La curiosité intellectuelle correspond à un désir de stimulation d’un sujet qui est à la recherche de nouvelles expériences. Elle va de pair avec le besoin de cognition qui se poursuit dans l’engagement cognitif.

Les résultats de l’étude évoquée ont permis d’affirmer qu’ensemble, la conscience de soi, de son environnement et la curiosité ont un impact positif sur le cheminement scolaire des élèves. Elle aurait même un plus grand impact que la conscience des résultats scolaires ou que l’intelligence mesurable.

La curiosité permet le questionnement du monde et son exploration, c’est là qu’intervient le relation individuelle aux savoirs humains, qui ne sont pas la propriété exclusive du monde scolaire.

Au delà des déterminismes et de la posture de compliance, j’aime à penser que la curiosité et l’imagination sont la part de liberté de ces élèves.

Je CROP donc je suis

A la rentrée de septembre, cette année, il a fait très chaud. On a évidemment vu fleurir des tenues allégées dans l’établissement, ce qui a créé des crispations et fait débat chez les adultes chargés de maintenir un minimum de cohérence éducative.

La guerre des Crop Tops est depuis quelques années un des marronniers chouchous de la télévision, à coup de témoignages d’élèves et de tribunes d’expression libre, à tel point que le Président de la République lui même a parlé d’une « tenue décente exigée ».

Ce haut court voire très court est à la mode depuis les années 2010. Issu du monde sportif et de la pop culture, il est en passe de devenir aussi emblématique que la jupe, qui a donné lieu à « la journée de la jupe ».

On pourrait être tenté de penser que c’est encore un sujet d’écume médiatique, superficiel et passager. Hélas, c’est bien un sujet profond qui touche à des questions éducatives fondamentales : notamment la question de l’émancipation de soi.

Est-ce que l’établissement scolaire est un espace d’émancipation, de liberté, d’expression de soi ou bien est ce un espace normatif ?

Aucun éducateur ne souhaite brimer la liberté des élèves, valeur cardinale inscrite aux frontons des institutions. Cependant le CPE et son équipe Vie Scolaire d’Assistant d’Education sont chargés de faire respecter un cadre éducatif qui est le « sale boulot » issu de la division du travail éducatif, l’enseignement, fonction plus noble, étant réservé aux enseignants. Ce qui signifie que poser le cadre et imposer la norme socio-éducative relèvent du champ d’action professionnelle de la vie scolaire dans un établissement qui devient un espace de liberté toute relative.

Cela explique que beaucoup de CPE ne soient pas à l’aise avec la normalisation des tenues des élèves : la fonction de CPE sert-elle à guider les citoyens en devenir vers l’émancipation ou vers l’adaptation à une certaine norme scolaire, contenant un ensemble de comportements, tant dans les lieux d’apprentissages et de socialisation que face au travail et en terme de résultats scolaires ?

Les enseignants ont de leur côté le poids, pas moins lourd, d’autres normes à faire respecter et même intérioriser, nous y reviendrons.

La revendication Crop Top a pu naitre et prendre de l’ampleur grâce au mouvement #metoo et aux nouveaux courants féministes qui mettent le corps en avant, même si le féminisme de la génération précédente avait le même credo : le corps des filles et des femmes n’appartient qu’à elles et elles n’ont de comptes à rendre à personne.

Entre temps, on a pu voir l’émergence du web et des nouvelles pratiques numériques de socialisation : notamment les réseaux sociaux numériques, qui permettent de faire porter la voix des revendications individuelles et collectives et en deviennent le moyen d’expression privilégié, répondant à une demande massive.

Se posent alors les brûlantes question de l’identité en ligne, de l’image de soi, de la représentation du corps adolescent et de la maîtrise de sa diffusion.

Les jeunes n’hésitent pas à prendre des selfies dénudés ou en postures intimes seuls ou accompagnés, images partagées volontairement ou non.

Il devient vital d’établir une réflexion commune sur la redéfinition de l’espace de l’intime, de l’intégrité physique, corporelle, forcément liée à l’intimité et à l’intégrité psychique à une époque où naît une discipline scientifique comme la cyberpsychologie. Il y a un continuum complet à penser entre la conscience de soi en tant que corps et l’acte de diffusion publique de son intimité, mais j’y reviendrai dans un autre post de blog.

Depuis fort longtemps les jeunes choisissent leurs vêtements en fonction de ce qui les traverse, c’est-à-dire la quête de soi et le cheminement identitaire qui est typique de l’adolescence. Dans mon établissement qui n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, nous avons très minoritairement du look manga, gothique, du gender fluid et très majoritairement du rappeur à chaînes et du vêtement de sport.

L’ uniforme, c’est à dire la norme actuelle, reste quand même le combo jogging/sweat-shirt/baskets aussi bien pour fille que pour garçon.

J’ai remarqué depuis quelques années l’usage du code vestimentaire du BDSM (Bondage, Domination, Soumission, Sadomaso) déjà exploité par le mouvement punk : des liens de cuir noir avec des ferrures, serrés niveau des cuisses ou au niveau du cou, des ornements et bijoux avec des clous, etc. style minoritaire certes mais à forte visibilité.

On sait que la garde-robe féminine est influencée par le domaine pornographique et le domaine prostitutionnel qui ont infusé la culture mainstream. C’est un phénomène connu : tout ce qui est underground ou contre-culturel finit par investir le mainstream qui le répercute dans les stratégies marketing. Comme les tee-shirts aux lapins strassés estampillés Play Boy portés par des écolières il y a quelques années. C’était des articles d’une collection de vêtements d’hypermarchés et donc dépouillés du sens originel de la marque. Le mainstream est normatif de fait puisque massivement diffusé, représenté et vendu.

Je ne rentrerai pas dans le débat visant à départager si le BDSM, la prostitution et la pornographie sont des vecteurs d’émancipation féminine, les différents courants féministes eux mêmes ne sont pas d’accord à ce sujet.

On en revient à la question de la sexualisation et de la dénudation.

Le crop top est réprimé parce qu’il permet de montrer le milieu de son corps.

Les revendications des lycéennes font le postulat suivant, qui relève du sexisme et de la domination patriarcale : on s’en prend toujours aux filles parce que leur corps dérange, on réprime l’expression de leur liberté individuelle et sexuelle.

Toute l’ambiguïté du Crop top, tout comme la mini-jupe d’ailleurs, est de dire : je peux être à la fois un pur objet sexuel si je le souhaite et en même temps je ne veux pas être réduite à l’état d’objet sexuel car je suis un individu libre, un sujet qui décide. De ce fait le vêtement devient le symbole du refus de l’assignation. Et donc un acte de révolte.

Il est dit aussi que la répression sexiste pèse par définition sur les filles alors que les garçons ne sont jamais inquiétés, à part peut être quand c’était la mode des caleçons apparents. Sauf que ces caleçons ne montraient rien d’autre que la référence à un look de Bad Boy issu des prisons américaines.

Chez les garçons la quête identitaire et la représentation de soi ne passent pas par la dénudation du corps mais plutôt par un travail sur sa virilisation, avec le culte de la force, l’entretien de la masse musculaire et la culture des codes virilistes et machistes, d’où la référence au Bad Boy américain.

Avec notamment chez certains jeunes la recherche d’une posture de prédation signifiant : je veux avoir l’air dangereux, qui va de pair avec une certaine façon d’occuper d’espace. Je pense à l’ouvrage de Thomas Sauvadet Le Capital guerrier.

On le voit, la norme imposée n’est pas forcément aussi ostentatoire qu’une dénudation, la culture machiste pouvant être très lourde pour certains jeunes qui vivent mal les ambiances virilistes de vestiaires. Il y a un décrochage scolaire invisible dans les lycées professionnels qui vient de là, il est très peu exprimé et repéré, donc non quantifié.

Pour résumer, les filles, qui l’expriment clairement, sont à la fois victimes d’un patriarcat externe, une répression extérieure issu des adultes, du jugement de leurs pairs, et d’une pression normative issue de la pop culture et de la consommation de masse, qui jouent avec les codes de l’hypersexualisation.

Tandis que les garçons, qui sont très peu causants à ce sujet, et qui n’ont pas développé leur conscience d’opprimés, sont autrement victimes de la domination masculine, de façon interne, par la pression du groupe de pairs et par la pression d’un milieu social « enfermant » pour certains, comme l’a étudié Thomas Sauvadet.

Peut être que les garçons trouveront un jour leur propre Crop Top à brandir, dans un acte libérateur et fraternel.

Histoire(s) de la violence

Dans la vie d’un établissement scolaire, il peut régulièrement y avoir des manifestations de violence physique : bagarres à l’intérieur et à l’extérieur, dans la rue, avec parfois des armes blanches, explosions de violence pure, acharnée, très difficile à disperser et à calmer en attendant l’arrivée des forces de l’ordre.

Quand le conseil de discipline est saisi, c’est généralement le même type de question qui revient de la part de ses membres, questions adressées à l’accusé(e) ou aux accusés :

– – Mais si tu étais en conflit avec tes camarades M. Machin ou Melle Truc, pourquoi n’as tu pas prévenu un adulte avant que ça dégénère ?

– Pourquoi quand il/elle s’est retrouvée à terre, en plein milieu de la route, as tu continué à taper ? Pourquoi tu n’as pas arrêté ?

— Est ce que ce sont les vidéos sur les réseaux sociaux qui t’ont influencé(e) ? Tu as voulu faire pareil ?

Il y a plusieurs sortes d’interprétation de la violence.
Il s’agit soit de proposer des mesures concrètes pour répondre à un problème social, soit de conforter des visions politiques du monde.
Certaines propositions théoriques relèvent de la théorie sociale, ou de la philosophie de la violence.
Pour Lorenz, la violence, c’est à dire l’agressivité exacerbée, excessive dans son usage, est constitutive de la nature humaine, puisque les animaux font rarement usage de la violence gratuite Elle est pour lui au service de la vie et a permis la survie des hominidés.

Freud, de son côté, parle de pulsion de mort que l’individu peut retourner sur lui même.

La question de savoir si la violence est naturelle ou culturelle est pour moi un faux débat car on ne résout pas des questions complexes avec des schémas binaires.

Pour éduquer, je crois qu’il faut comprendre intimement cette violence, sans jugement moral, entrer en résonance avec elle pour y faire face, sans catégoriser les individus, ce qui irait à l’encontre du principe d’éducabilité.

Dans la bagarre elle-même et pour ses participants, on ne peut ignorer ceci : la violence physique est aussi une forme de l’affirmation de soi. Une humiliation, même infime, ne doit jamais rester impunie. Cette forme, qui libère une forte tension accumulée, frustration et colère, conduit forcément à prendre du plaisir, même si elle n’est pas acceptable socialement.

Oui, il y a une forme de plaisir voire de jouissance dans l’affrontement physique, en témoignent tous les sports violents dont les règles exercent heureusement une contention et une canalisation salutaires. Et dans les situations de harcèlement et de bagarre, comme dans les situations d’affrontements sportifs, le public est là. Il alimente, exacerbe les réactions des participants. C’est en somme le 3e participant sans visage.

Tout le primat de l’éducation est dans ce principe cardinal : le plaisir (ou l’érotisation, coucou Freud) de l’auto inhibition émotionnelle doit être plus grand que le plaisir pulsionnel de la décharge de violence.

Et c’est un long chemin, puisqu’en grandissant, le petit enfant apprend de mieux en mieux à contrôler ses émotions. C’est le développement dit « normal », néanmoins je crois vraiment que l’éducation aux émotions doit se poursuivre au collège et même au lycée. Pour tous les individus, tant le travail avec l’humain nous creuse et nous bouscule chaque jour.

Dans ma pratique, j’ai souvent constaté que les élèves auteurs de violence avaient beaucoup de mal à verbaliser ce qui a les traversé et ce qui les a conduit à l’acte, comme si c’était compliqué pour eux d’avoir accès à une certaine forme de conscience de soi.

Je répondrai donc à leur place, aux 3 questions posées :

– – Mais si tu étais en conflit avec tes camarades M. machin ou Melle Truc, pourquoi n’as tu pas prévenu un adulte avant que ça dégénère ?

— J’ai 14 ans, je ne me vois absolument pas prévenir un adulte, à mon âge je dois régler mes problèmes moi même, sinon cela veut dire que je n’ai pas grandi ? Que je suis un petit enfant, alors que je suis en pleine poussée hormonale ?

— Pourquoi quand il/elle s’est retrouvée à terre, en plein milieu de la route, as tu continué à taper ? Pourquoi tu n’as pas arrêté ?

— Parce que quelque chose en moi m’a dépassé, a pris le relais, je voulais lui faire du mal, soulager ma colère.

— Est ce que ce sont les vidéos sur les réseaux sociaux qui t’ont influencé(e) ? Tu as voulu faire pareil ?

— C’est vrai qu’on voit beaucoup de vidéos, mais je ne pensais pas à ça à ce moment là, je voulais juste taper le plus fort possible, me venger, peu importe les témoins, les conséquences, il FALLAIT que je le fasse…

La violence existait avant les réseaux sociaux et existera après, mais au vu leur impact planétaire, on a tendance à les accuser de nombreux maux, encore une fois c’est sans doute simpliste malheureusement.

Je répondrai, et je suis loin d’être la seule, par 2 choses :

  • Favoriser l’accès au langage, au vocabulaire, aux idées, à l’expression écrite et orale, à la réflexion abstraite et philosophique, aux grands mythes cathartiques,
  • Favoriser l’éducation aux émotions et aux relations humaines, parce que nous ne sommes pas que des êtres rationnels, loin de là. On peut être un brillant astrophysicien et harceler jusqu’au suicide son assistant de recherche…

C’est l’entrelacement des 2 qui peut produire l’enrichissement de la vie intérieure, une capacité d’introspection pour le soi autobiographique, le moi social, une voix intime qui est le fil de ce flot de pensées, d’images et expériences mentales, de souvenirs, de projets, de ressentis émotionnels et corporels, qui se font et se défont en permanence au plus profond de nous, comme l’a définit Christophe André.

Selon Antonio Damasio, qui remet en question le « moi cartésien », il existe des émotions « basiques » : peur, colère, etc., et des émotions « élaborées », comme l’expérience de l’émerveillement ou de la beauté, qui font la trame de notre vie intérieure.

C’est dans le domaine cognitif que se trouve le plus grand nombre d’objectifs pédagogiques mais la notion d’objectif pédagogique existe aussi dans le domaine affectif, notamment dans la taxonomie de Krathwohl.

Dans le domaine cognitif, il s’agit d’aller vers une complexité croissante, tandis que le domaine affectif est guidé par un principe d’intériorisation progressive.

Notre vie intérieure, c’est une manière unique d’être ce que nous sommes et de traverser le monde.

Bonheur, bienveillance et conflits

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Le bien être à l’école, valeur émergeante et ne souffrant aucune contestation, s’appuie sur le bien être des élèves d’une part et la qualité de vie au travail des personnels d’autre part.

Cette valeur suppose évidemment le refus absolu de la violence, non seulement comme acte mais comme climat général et mode relationnel, car ce qui doit être valorisé est la bienveillance.

Il existe des nuances importantes entre bienveillance, bientraitance et bienfaisance.

Comme dit Philippe Merlier dans Philosophie et éthique en travail social (2014), la bienveillance est éthique, elle est le désir sincère du bien de l’autre. La bienfaisance, terme moral, consiste à contribuer au bien-être de l’autre, et la bientraitance est politique, c’est à dire une bonté sous contrôle.

Je revois le déroulement d’une journée difficile au lycée où j’exerce, une journée difficile est une journée qui a été électrique, rythmée par de l’agitation, des cris, des conflits, dans les espaces vie scolaire. Il me vient ce questionnement, comme un éclair : quelle place pour le conflit dans cette réflexion légitime sur le bien être comme réalisation de soi et développement personnel ?

Je pense aux Assistants d’Education qui passent toutes leurs journées à faire respecter les règles et qui sont en permanence dans la contention sociale sur les mêmes motifs répétés des milliers de fois : enlève ta casquette, mets ton masque, donne ton carnet, ouvre ton sac, non tu ne sors pas fumer, tu vas en cours, arrête de crier, de courir, de chahuter, etc, avec les contestations et les remises en questions permanentes des uns et des autres. Ils ont aussi à faire respecter un fonctionnement d’établissement qui peut être contredit par les membres adultes même de la communauté éducative : apprentis adultes, enseignants, parents, où ils ne peuvent plus être en position éducative « haute ».

De l’ouverture de la grille le matin à sa fermeture le soir, l’Assistant d’Education est en position de contrainte sociale, il se pose donc à chaque instant la question suivante : comment, dans un cadre non négociable, faire respecter la dignité de l’élève et la sienne en même temps ?

Le sens des règles ne va jamais de soi, il faut le temps de faire de la pédagogie, d’expliciter, difficile à faire en gérant un service de demi-pension pendant lequel le temps est millimétré, comme les récréations, le temps vie scolaire est un rythme exigeant.

Fort heureusement, l’Assistant d’Education peut être aussi en posture d’aide : aide à la rédaction de CV, aide à la recherche de stage, etc. Mais il y a d’autres personnels dont c’est le rôle. Malgré tout, il arrive à tisser une relation de confiance, extrêmement forte et précieuse avec les élèves.

Je crois pouvoir dire que ce travail est une bienveillance en acte, au delà de la bientraitance, porté par des valeurs éducatives qui ne sont pas des termes abstraits mais nourries par des confrontations, voire des conflits quotidiens.