Le 9 novembre 2022 paraît une circulaire intitulée Plan laïcité dans les écoles et dans les établissements scolaires, développée sur 4 axes :
- Sanctionner systématiquement et de façon graduée le comportement des élèves portant atteinte à la laïcité lorsqu’il persiste après une phase de dialogue ;
- Renforcer la protection et le soutien aux personnels ;
- Appuyer les chefs d’établissement en cas d’atteinte à la laïcité ;
- Renforcer la formation des personnels et en premier lieu celle des chefs d’établissement.
Je préfère prévenir les lecteurs du blog que je ferai plusieurs allers-retours chronologiques, j’espère ne pas les perdre et qu’ils ne m’en voudront pas.
Retournons un peu en arrière si vous voulez bien pour comprendre comment est née cette circulaire :
Rentrée de septembre 2022 : chaque année les tenues des jeunes filles scolarisées sont scrutées et commentées comme le beaujolais nouveau : ce sera crop-top ou jilbeb ? Jean troué ou abaya ? Serre-tête ou bandeau éponge ? Une grille d’analyse féministe postulerait que le corps des femmes est un champ de bataille symbolique des systèmes de valeurs. Les enjeux sont bien plus complexes.
Il faut dire que cette rentrée a été très particulière :
Est parue en juin 2022 une enquête de L’Opinion révélant que les établissements scolaires faisaient face à une épidémie de « tenues islamiques ». Le Service central du renseignement territorial (SCRT), service de police héritier des RG et chargé notamment du suivi des communautarismes, a publié le 8 juin une note confidentielle, consultée par RTL, sur les entorses à la loi de 2004 sur la laïcité à l’école. Je la rappelle :
Loi n°2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics :
Article 1
Il est inséré, dans le code de l’éducation, après l’article L. 141-5, un article L. 141-5-1 ainsi rédigé :
« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève.
Sollicité par le JDD au mois de septembre, le ministère de l’éducation nationale précise que « la loi interdit les signes religieux par eux-mêmes (à l’exception des signes discrets) tels qu’un foulard islamique, une kippa ou une grande croix, mais aussi ceux dont le caractère religieux se déduit du comportement de l’élève, à l’instar d’un bandana ».
Françoise Lorcerie dans La « loi sur le voile » : une entreprise politique ( Droit et société 2008/1 (n° 68), pages 53 à 74) nous rappelle que la loi de 2004 n’est pas advenue sans précédent. Il y a eu une circulaire Bayrou (ministre de l’éducation nationale) en 1993 reprenant à son compte la circulaire Jospin du 12 décembre 1989, laquelle transposait l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989.
Je cite Françoise Lorcerie : « C’est sous cette pression que F. Bayrou donnera à la rentrée suivante une deuxième circulaire interdisant cette fois les signes « ostentatoires en soi » (…).
Cette circulaire n’amènera pas le Conseil d’État à revenir sur son refus de caractériser le signe, indépendamment de la façon dont il est porté. »
Certains analystes ont même fait référence à une « panique morale », c’est à dire le sentiment d’une perte de contrôle social (et donc politique) comme on l’a vu sur l’éducation à la sexualité et la « théorie du genre » en milieu scolaire.
Le 17 septembre 1986, l’attentat de la rue de Rennes a fait sept morts et cinquante-cinq blessés, c’était le dernier et le plus meurtrier d’une série de quatorze attentats du Hezbollah, groupe islamiste chiite financé par l’Iran. De leur côté, les années 1990 ont été marquées par la guerre civile algérienne et les attentats du GIA.
Mais c’est l’effondrement des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 qui a été la scène primitive de la radicalisation du rapport de l’image à la réalité, la démultipliant à l’infini et la donnant à consommer comme contenu (Jean Baudrillard).
La panique morale est bel et bien liée à la viralité des échanges favorisant le prosélytisme religieux sur les réseaux sociaux par les jeunes filles voilées encouragées à enfreindre la loi de 2004.
Ces échanges encourageant une posture militante communiquent des astuces pour porter le voile à l’intérieur des établissements scolaires sans se faire prendre, ou des éléments de langage concernant les jilbeb et abaya : « c’est à la mode », « c’est mon style ». Le contenu de ces vidéos étant largement repris et diffusé par les media maintream puis reprises sur le web, tout cela formant une boucle médiatique qui s’autoalimente, une offre pléthorique de contenu dans un système complexe en expansion infinie, les media faisant partie eux-mêmes de l’événement et jouant dans l’un ou l’autre sens.
Car au même moment à la fin des années 90, s’est produit l’avènement du Web et de la culture numérique qui a, en 30 ans, a remis en question les équilibres médiatico-politiques, redéfini totalement les modalités socioéconomiques et même anthropologiques de notre civilisation.
Et simultanément, on a pu déplorer un sentiment de perte des valeurs républicaines, un lent délitement de l’union nationale et de la cohésion sociale, une déconstruction funeste de l’universalisme hérité des Lumières. Tant il est vrai que chaque évènement ou fait divers tragique, est prétexte aux affrontements idéologiques les plus vifs avec d’un côté des appels à la pudeur et au refus de récupération politique et de l’autre les appels à la fermeté, avec comme marqueur le taux de vote extrême et protestataire.
La mise à mort de Samuel Paty sortant de son lieu de travail en 2020, ayant montré les caricatures du Prophète de Charlie Hebdo, représente le terrifiant aboutissement de ces intrications complexes entre simultanéité, instantanéité et viralité des informations, globalisation de leur circulation, et instrumentalisation idéologique qui ont abouti à une stupéfiante facilitation du passage à l’acte meurtrier. Evènement qui fait écho à l’attentat du journal lui-même en 2015, ses douze personnes tuées et douze blessés.
Dès 1996, Dan Sperber a mis en évidence dans La Contagion des idées le rôle de la cognition dans les phénomènes culturels, particulièrement sur les contraintes cognitives qui rendent possible la distribution des représentations culturelles au sein d’une population, créant de manière naturaliste une épidémiologie des représentations. Par là même a été sous-estimée l’analyse du rôle de cet écosystème complexe qu’est devenu l’Internet, même si l’on parle de viralité. Ces concepts sont d’autant plus opérants que depuis 2020, nous savons à quel point les civilisations sont vulnérables aux pandémies, tout comme elles le sont aux pandémies idéologiques. On a vu comment le covid avait donné naissance à une arborescence exponentielle de fake news et autres faits alternatifs, opérant une rupture sociale profonde.
René MAGRITTE, La Trahison des image, 1929.
Dans le vademecum laïcité de juillet 2021 :
« Deux cas sont donc à distinguer :
a) Le premier est celui dans lequel les signes ou tenues arborés par l’élève manifestent ostensiblement, par leur nature même (voile islamique, kippa, burkini, un crucifix ou tout autre pendentif religieux dont la dimension est manifestement excessive), une appartenance religieuse, auquel cas ils sont interdits quelles que soient les conditions dans lesquels ils sont portés.
b) Le second cas est celui dans lequel les signes ou tenues ne sont pas par nature des signes d’appartenance religieuse, mais le deviennent indirectement et manifestement compte tenu de la volonté de l’élève de leur faire produire cette signification. Pour savoir si tel est le cas, il convient de s’interroger, au regard de son comportement, sur l’intention de l’élève, pour déterminer si son port est compatible avec les dispositions
de l’article L. 141-5-1 du Code de l’éducation. Un signe ou une tenue qui n’est pas, à proprement parler, religieux peut ainsi être interdit s’il est porté pour manifester ostensiblement une appartenance religieuse. »
Dans le Parisien du 30 septembre 2022, le ministre de l’éducation nationale Pap NDIAYE déclare : «l’interprétation d’un signe comme étant religieux ou d’un vêtement religieux ne peut pas se faire à partir d’une circulaire que nous produirions. Ce n’est pas la longueur de la robe ou la couleur qui à elles seules permettent de déterminer sa nature religieuse. C’est un ensemble de signes qui peuvent pointer dans cette direction ».
Dans le Parisien du 4 octobre, au sujet du port des abayas : « Ces élèves ne doivent plus rentrer comme ça dans les établissements », a confirmé Pap Ndiaye. Interrogé sur le port éventuel de bandanas, il plaide pour une appréciation au cas par cas : « Tout dépend de l’intention. Cela doit s’apprécier à l’échelle des établissements ».
Cette marge d’interprétation ne satisfait pas certains proviseurs et principaux : « Nous aimerions une règle claire que nous n’avons pas à interpréter. Nous ne pouvons pas faire porter cette responsabilité aux principaux et proviseurs qui sont en 1ère ligne chaque jour devant les grilles de leurs établissements », s’exprime un proviseur membre du SNPDEN-UNSA, syndicat de près d’un chef d’établissement sur deux.
Dans le rapport Baroin sur la laïcité de 2003, le voile, n’est « pas un signe religieux », il relève de l’intégrisme, à ce titre apparaît le terme de « politico-religieux ».
Puisqu’il s’agit de « signes » et d’ « interprétations », que nous enseigne le triangle sémiotique ?
Qu’il y a une triple couche de significations :
Le voilement féminin est bien antérieur à l’Islam et servait à distinguer les femmes honorables des esclaves et des prostituées (code d’Hammourabi). Il garde totalement cette valeur de distinction au sens de Bourdieu.
Dans la 2ème couche de sens, le Voile islamique symbolise la pratique religieuse rigoriste et l’adhésion à un mode de vie public et privé régi par la Charia, ensemble de normes incompatibles avec les droits de l’homme.
Quand au signifiant majoritairement prêté, c’est à dire la valeur attribuée, le voile symbolise la soumission à la loi de Dieu, voire la soumission des femmes aux hommes.
Dans le champ d’analyse politique, le port du voile dénote une certaine radicalité, puisque écart à la norme, radicalité qui fait écho à l’idéologie islamiste et par extension, au terrorisme islamiste lui-même.
La 3ème couche de sens concerne les fameuses « tenues religieuses » apparaissant comme un erstaz symbolique du port du voile, permettant donc de repousser les limites de la loi de 2004. Par contamination vestimentaire, ces substituts dénotent donc les mêmes éléments de sens que le voile lui-même.
Il s’agit ici de l’interprétation de ce signe dont il est question, on peut même aller plus loin avec le concept de signe iconique et la couleur comme signifiant, distinguer par exemple le port d’un jilbeb de couleur noire qui serait plus radical qu’un jilbeb vert avec une ceinture à paillettes ?
Un seul signe ne peut faire sens, on parle de faisceau de signes sujets à interprétation.
Là où on constate du signe visuel on attend du discours prosélyte, des paroles et des actes sans ambiguïté : diffusion de messages aux camarades sur l’ENT pour les convaincre de se voiler, refus des cours de natation, contestations pendant les enseignements sur le fait religieux, etc. Par des regards croisés, le chef d’établissement et ses équipes fait le constat d’un comportement portant atteinte à la laïcité pour appliquer la loi. C’est bien ce qui met en position délicate les personnels de direction, c’est que l’on leur demande d’être des juges.
Nous entrons dans l’ère du soupçon : le serre tête visant à tenir la coiffure, modeste objet de cosmétique qui n’en demandait pas tant, devient signe religieux par destination. Cela ressemble à un combat sans fin : l’interdiction des signes, puis de leurs ersatz, ôte finalement de la visibilité à une manifestation politico-religieuse qui pourrait n’en devenir que plus pernicieuse puisque cachée.
Deux jeunes filles portent toutes deux un serre-tête et une robe longue, admettons que nous savons pertinemment qu’il s’agit d’un jilbeb pour l’une d’entre elles, comment distinguer la fauteuse de trouble sans risquer d’aborder le terrain glissant du délit de faciès discriminatoire ?
Il est clair que le prosélytisme d’organisations islamistes utilise les fragilités d’un état de droit démocratique en laissant croire qu’une civilisation veuille en écraser une autre, en invoquant le déshonneur et l’humiliation du « dévoilement ».
L’enseignement public a été probablement identifié comme point de vulnérabilité pour provoquer une rupture sociétale globale, acculant l’état à la pente savonneuse de mesures de fermeté confinant à l’islamophobie. La spirale répressive au risque de l’éclatante victoire symbolique de l’antagoniste.
Méfions-nous que la laïcité elle même n’opère un glissement symbolique vers une pratique de défense identitaire, loin de son caractère humaniste et protecteur. C’est le syndrome de la forteresse assiégée, conceptualisé depuis le 11 septembre 2001 :
Comment un état de droit peut-il fonctionner sous le primat de la dangerosité pour protéger le collectif sans lutte préventive, et sans remise en question de la présomption d’innocence liée à l’individu ?
La 3e session annuelle (2021-2022) des auditeurs de l’Institut des Hautes Etudes de l’Education et de la Formation est intitulée Laïcité et les valeurs de la république de l’école à l’université. Il y est stipulé qu’ « il serait opportun de se recentrer sur la question du vivre-ensemble et de ce qui fait société » et notamment par « une meilleure compréhension de l’autre » (p. 28, Préconisations.)
Car ce fameux « vivre ensemble », concept «mou », renferme pourtant les notions d’état et de nation, de recherche et de partage de valeurs communes.
Pour faire vivre l’universalisme et faire jouer une logique d’appropriation, il faut nous accorder temps et espaces pour faire œuvre d’éducateur et de pédagogue. A ce titre, la diminution des heures d’enseignement pour y substituer le credo de l’employabilité paraît peu pertinent, même si l’activité professionnelle reste le meilleur atout de l’insertion sociale.
Encore une fois, ce sont nous qui sommes en première ligne, personnels d’éducation (CPE et AED) à la grille, accompagnés des personnels de direction, pour faire le repérage des différents signes posant problème. le portail étant le lieu stratégique de relations avec les élèves et les familles. Nous sommes déjà en situation de contention sociale éducative ordinaire, nous l’étions avec le protocole sanitaire de la crise du Covid, nous le restons encore pour l’application de cette loi, qui est la finalité, malgré la référence au dialogue avec les usagers.
La cohésion sociale, ce grand filet aux mailles fragiles, passe par la contention, mais aussi par la solidification des mailles elles-mêmes, c’est à dire le temps passé à l’éducation et la pédagogie en situations : débats à visée philosophique, échanges d’idées, déconstruction des idées reçues.
Qui dit débat ne dit pas mettre en discussion ni contester les valeurs républicaines, mais dérouler la pelote emmêlée des idées, tirer le fil méthodiquement en dénouant les nœuds avec patience, aller au bout de toutes les questions sans jugement de valeur et replacer un cadre de pensée du fait religieux (axe vertical, axe horizontal, pratiques spécifiques, etc.) qui soit clair pour tous.
La mallette Laïcité de 2018 donne de nombreuses pistes pédagogiques en parlant de formation au « jugement » et à l’esprit critique, cette ambition républicaine dont les prémisses sous Jules FERRY visaient à libérer les individus de l’emprise de l’Eglise.
On a pu croire en une sécularisation globale et que la religion constituait avec la modernité un phénomène en voie de disparition.
Nous avions tort.
La religion, qui est une mise en forme symbolique de la condition humaine, participe à la construction du rapport à soi et du rapport aux autres. Peut-être même est-elle une réponse au terrifiant vide intérieur de certains jeunes observé par des intervenants sociaux et judiciaires.
Une enseignante de français m’a dit un jour qu’en lisant les productions écrites de collégiens, elle constatait la pauvreté du langage, le peu de traces de construction intérieure, d’imagination, de rêveries, d’observations du monde.
Nous aimerions croire que la loi va de soi, que le règlement intérieur des établissements va de soi, que la loi sur les signes religieux va de soi. L’avènement d’Internet l’a montré : ce nouvel espace d’interactions sociales a nécessité et nécessite encore une éducation spécifique à son usage.
Notre travail éducatif et pédagogique est d’expliciter la légitimité des lois et de re-construire l’universalisme des Lumières, de mettre au jour les notions qui le structurent. Le travail de fond est de faire intérioriser le sens et l’utilité de la loi humaine et pourquoi celle-ci doit être non seulement distincte mais au-dessus de celle de Dieu. Car les lois humaines protègent l’humain comme Autre, égal à moi et à tous.
« La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance. Elle ne sépare pas ceux qui croient que Dieu veille, et ceux qui croient aussi ferme qu’il est mort ou inventé. Elle n’a rien à voir avec cela. Elle n’est ni fondée sur la conviction que le ciel est vide ni sur celle qu’il est habité, mais sur la défense d’une terre jamais pleine, la conscience qu’il y reste toujours une place qui n’est pas la nôtre. La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une espérance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. »
Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts.
L’auteure brille par son questionnement ! Merci.
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