Normativité et loi en éducation :

L’ exemple du harcèlement scolaire

Le Conseiller Principal d’Education a évolué du Surveillant Général vers un rôle de médiateur et de conseiller. Malgré tout, son héritage le place dans un modèle de professionnalité normative de régulation des troubles à l’ordre scolaire.

En effet l’école dans sa forme traditionnelle concevait sa mission à partir de la docilité et de la « conformité » des élèves.

Puis elle a changé, glissant d’un paradigme de transmission vers un paradigme d’apprentissage, mais les compétences professionnelles du CPE visent toujours à mettre en œuvre des procédés de normalisations des conduites en milieu scolaire.

Dans sa pratique quotidienne, il est au cœur de l’enchevêtrement des normes sociales, morales et juridiques, dans l’empan entre l’intérêt individuel de l’élève et la paix scolaire collective.

Erick PRAIRAT propose l’approche par les normes professionnelles plutôt que l’approche par compétences, les normes nous rappelant à l’éthique professionnelle (2014).

Il rejoint en cela le cheminement proposé par Catherine THIERBERGE (La force normative, 2009), de l’idée à la pensée philosophique, qui devient norme éthique, norme déclaratoire, puis norme obligatoire, légale et puis constitutionnelle, tout en haut de la hiérarchie des normes en droit.

Ce sont les pratiques qui précédent la norme. En conséquence, l’usage d’internet et des supports connectés étant par exemple « normal », l’institution scolaire le constitue comme « norme » et l’incorpore.

Ce qui explique la floraison des « éducation à » : Education au Développement Durable, à l’égalité fille-garçon, éducation au numérique, etc., avec les référents ad hoc nommés dans les établissements pour piloter et rendre compte des actions spécifiques menées.

Contrairement à une idée reçue, les normes ne s’imposent pas toutes avec la même force : les normes rendues obligatoires par la loi correspondent à la « réglementation ». D’autres normes ne sont que facultatives : le fait de les respecter peut être alors récompensé par l’attribution d’un label : Erasmus+, label e3D, en milieu éducatif.

Mais tout comme dans le secteur de la construction par exemple, la réglementation peut rattraper les labels : en témoigne le protocole PHARE, destiné à endiguer les situations de harcèlement, d’abord labellisé, est devenu obligatoire dans les établissements scolaires.

La sociologie contemporaine a contribué à l’analyse des dimensions symboliques du droit les modalités et les formes qui accompagnent sa réception sociale. Elle a mis en évidence l’influence de la scolarisation sur la perception et la définition du droit.

Le fonctionnement du Règlement Intérieur en établissement scolaire nous éclaire sur ces modalités de réappropriation, de reconstruction ou de contournement de la normativité. Nous pouvons en trouver un autre exemple avec la loi sur le port de signes religieux : un glissement symbolique intéressant s’opère entre voile (interdit) et bandana (autorisé ?)1.

Ce qui a obligé le gouvernement à publier une circulaire le 9 novembre 2022 venant compléter la loi de 2004, texte donc de niveau infra-réglementaire visant à clarifier l’interprétation de la loi sans la modifier.

Là aussi, on voit que la loi suscite non pas directement des effets seulement au niveau des conduites mais surtout au niveau des représentations, des opinions et des attitudes mentales.

Dans le rapport entre Droit et sociologie, l’appropriation sociale de la normativité juridique rejoint les stades du développement moral chez l’individu, bâti lui aussi sur un système de contraintes intériorisées. Le droit tisse un système de sens, un ordre symbolique ou une certaine vision du monde (Weltanschauung), fondatrice de toute relation sociale.

Le règlement intérieur des établissements scolaires, voté en Conseil d’Administration et validé par les services juridiques des Rectorats, met en œuvre des contenus de normativité juridique visant à établir l’ordre scolaire, nécessaire sinon désirable.

On peut retrouver la ritualité judiciaire dans l’instance du Conseil du discipline, dont la composition, la mise en place et le déroulement sont strictement encadrés par le droit et donc susceptible de recours.

Dans l’ouvrage collectif La force normative, dirigé par Catherine Thibierge (2009), Pierre Noreau (« De la force symbolique du droit ») nous dit ceci :

La force symbolique du droit est associée tout à la fois à l’idée de contrainte, d’obligation et d’éthique. C’est l’imposition possible d’une sanction allant jusqu’à l’usage autorisé de la violence qui fonde le caractère prescriptif de la norme. Elle suppose la permanence d’entités dont les ordres sont habituellement obéis, c’est-à-dire reconnus et validés. Il faut distinguer se soumettre à une autorité et se soumettre à une règle, c’est cette dernière qui signale la présence du droit. La force normative de la règle réside dans ce qu’elle sert à l’évaluation de la valeur d’un comportement en rapport à un standard particulier.

Si l’ordre juridique est une expression symbolique de l’ordre social, il est évident que le fait social de harcèlement scolaire devait tomber sous le coup de la loi.

À la suite de nombreux suicides d’enfants en France, commis dans des contextes de harcèlement scolaire et/ou de cyberharcèlement, plusieurs affaires judiciaires ont vu le jour. On a pu parler de judiciarisation de ce qui relève ordinairement du domaine éducatif avec l’échelle des sanctions prévues dans le règlement intérieur des établissements scolaires.

À noter que depuis le 30 septembre 2021, « les mineurs âgés d’au moins treize ans sont présumés être capables de discernement ». À ce titre, ils « sont pénalement responsables des crimes, délits ou contraventions dont ils sont reconnus coupables »(Code de justice pénale des mineurs).

Le code pénal abordait déjà la question des violences volontaires et des atteintes à l’intégrité morale et physique d’une personne adulte ou mineure.

Le concept de harcèlement scolaire a été forgé dès les années 70 mais en France, la circulaire no 2013-100 du 13 août 2013 Prévention et lutte contre le harcèlement à l’École donne une définition du harcèlement scolaire par référence à celle établie par Dan Olweus en 1993. Il faut dire que l’avènement d’internet et des téléphones privatifs pour les jeunes a favorisé l’extension « virtuelle » du harcèlement : le cyberharcèlement.

Le phénomène du harcèlement scolaire concerne la plupart des pays. Le rapport sur la situation de la violence et du harcèlement à l’école dans le monde, publié par l’UNESCO en 2017, évaluait à 246 millions le nombre d’enfants touchés, ce qui a conduit les ministres du G7 éducation réunis à Sèvres le 4 juillet 2019, à « faire de la lutte contre le harcèlement sous toutes ses formes une cause commune ».

Dans la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance apparaît cet article :

Article 5

Après l’article L. 511-3 du code de l’éducation, il est inséré un article L. 511-3-1 ainsi rédigé :

« Art. L. 511-3-1.-Aucun élève ne doit subir, de la part d’autres élèves, des faits de harcèlement ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions d’apprentissage susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité ou d’altérer sa santé physique ou mentale. »

Mais c’est le 2 mars 2022 qu’est promulguée la loi visant à combattre le harcèlement scolaire, faisant de celui-ci un délit :

« La loi visant à combattre le harcèlement scolaire crée un nouveau délit, celui de harcèlement scolaire, dans le code pénal. Les faits de harcèlement moral commis à l’encontre d’un élève constituent un harcèlement scolaire.

Le délit de harcèlement scolaire concerne les élèves, les étudiants ou les personnels des établissements scolaires et universitaires.

Le harcèlement scolaire est puni de :

  • 3 ans d’emprisonnement et 45 000 € d’amende lorsqu’il a causé une incapacité totale de travail inférieure ou égale à 8 jours ou n’a entraîné aucune incapacité de travail ;
  • 5 ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende lorsque les faits ont causé une incapacité totale de travail supérieure à 8 jours ;
  • 10 ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende lorsque les faits ont conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider. »

Je fais l’hypothèse ici que cette loi est une conséquence de ce qu’on a appelé la densification normative.

Catherine THIEBERGE, dans son ouvrage collectif Densification normative (2013) explore ce processus de montée en puissance de la normativité, par lequel les normes juridiques prennent forme et force, gagnent en extension et en volume, enserrant conduites et pratiques dans un maillage de plus en plus dense. 

Le processus de densification normative travaille en effet la société toute entière, à travers des normes de toute nature, juridiques, techniques, gestionnaires, managériales, mais encore des normes de civilité, sensorielles ou invisibles…

Elle fait dans sa conclusion un parallèle entre une densification constatée et l’évolution du contrôle social :

« Produit conjugué de la culture occidentale du modèle, du goût de la norme qui en découle, de la pression grandissante du « marché » et des phénomènes de technicisation et d’accélération de nos sociétés, la densification normative est consubstantielle à notre époque et à notre civilisation. (…) elle nous tend le miroir sans concession de la démesure de notre être au monde. À travers elle, nous pouvons nous voir dans un besoin croissant de sécurité, dans une soif de toute-puissance et de contrôle ou une propension à nous y soumettre, mais aussi mus par une inépuisable aspiration prométhéenne à transformer et maîtriser la réalité. »

Dans Penser les flux normatifs, essai sur le droit fluide (2018) Emeric NICOLAS va encore plus loin et postule que dans une société liquide (Zygmunt BAUMAN) la nouvelle norme juridique pour l’individu hypermoderne est celui de flux normatif conditionné par des flux informationnels à haute vélocité.

1) Cf. https://lenviescolaire.fr/2022/12/03/laicite-lempire-des-signes/

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