Vies parallèles des digiborigènes

Digiborigène – Digital native

Il est une traduction dérivée du Digital native, expression par laquelle M. Prensky désignait tous ceux qui sont à l’aise avec les objets digitaux.

Pour le digiborigène, il y a continuité entre l’espace en ligne et l’espace hors ligne. Les deux espaces ne sont pas opposés, ils se recouvrent et s’enrichissent mutuellement.

Yann Leroux, Dico du Net.

Dans mon établissement scolaire, en ce moment, émergent plusieurs situations entremêlées de harcèlement et de cyberharcèlement dont nous n’avions eu que très peu de signaux d’alerte sur leur gravité. Leur complexité, par la variété des acteurs intérieurs et extérieurs à l’établissement, des enjeux, du nombre de classes touchées, et le rôle cardinal des échanges numériques me donnent à penser ceci :

Malgré les avancées sur la question du harcèlement, je trouve que nous restons finalement assez démunis sur la question du cyberharcèlement lui-même, qui intègre selon moi des dimensions particulièrement spécifiques. Démunis, pour ne pas dire complètement à côté de la plaque, très loin de pouvoir analyser ce qui joue réellement pour la vie sociale de ces jeunes.

Yann Leroux, psychologue et gameur, dans Comment soigner un digiborigène (2021) nous rappelle que les digiborigènes ne sont pas différents des générations précédentes.

Il donne des préconisations pour les psychothérapeutes que je souhaite reprendre à notre compte pour l’éducation de nos élèves. J’espère qu’il me pardonnera cette paraphrase.

Les jeunes aiment, ils jouent, ils travaillent comme leurs parents l’ont fait avant eux.

Mais ils aiment, jouent et travaillent dans un environnement technique
numérique que les éducateurs doivent connaître, apprivoiser et intégrer à leurs
pratiques professionnelles. Il est important qu’ils aient une connaissance suffisante des
résultats de la recherche sur les effets du numérique sur les comportements sociaux.

Il est nécessaire qu’ils connaissent les cultures numériques pour avoir une évaluation correcte des situations. Enfin, il est souhaitable qu’ils se forment aux nouvelles opportunités techniques apportées par le numérique.

Tout professionnel travaillant avec des jeunes aurait tout intérêt à se défaire de tout jugement moral et prendre conscience de ce que le numérique permet : des outils pour devenir soi, avec une identité en ligne alimentée quotidiennement, l’intégration dans une ou plusieurs communautés numériques en prenant sa place dans un système global, mais également en créant sa propre communauté. Dans mon lycée, j’accueille des élèves qui, sans être influenceurs professionnels, arrivent à monétiser leurs contenus grâce à leur nombre conséquent de followers.

En bonne représentante de la génération X, j’ai dû me pencher sur la signification d’un petit mot que j’entendais tout le temps dans la bouche des collègues de la Vie Scolaire et des élèves : le DM. J’en profite pour partager ma découverte avec les collègues CPE de la même génération que moi aux doigts gourds et aux yeux presbytes, ou peu au fait du fonctionnement des réseaux sociaux par tempérament.

Au fil des ans, Instagram est devenu bien plus qu’un simple réseau social de photographie et il est particulièrement prisé par mes lycéens. Les développeurs de l’application ont également ajouté des fonctions sociales précieuses, telles que le système de messagerie instantanée. Et c’est à cette fonctionnalité que l’acronyme DM est lié. Il provient de l’anglais Direct Messages. Ainsi, lorsqu’un utilisateur demande que vous le contactiez par DM, il vous demande en fait de lui envoyer un message direct et privé. Ces types de messages peuvent généralement être envoyés à tous les utilisateurs, quelle que soit leur popularité. Cependant, pour des raisons de confidentialité, certains préfèrent désactiver cette option. Bien que l’interface soit simple, les DM, vous permettent d’envoyer du texte, des notes vocales, des autocollants, des stories et même des images. Le tout depuis la barre d’options du bas et sans quitter Instagram.

Pour revenir à la différence avec les jeunes des générations antérieures, ceux-ci avaient également des vies sociales parallèles dans la rue ou le quartier dénuées de contrôle parental (le fameux « je vais faire le mur », ou « je vais faire mes devoirs chez une copine »). Cependant, en termes de zone de couverture, de cadence d’émissions de contenus, de nombres de contacts, de nombres d’interactions et de viralité, cela n’a absolument rien à voir. Et quand il s’agit d’un compte Instagram public, on peut même parler de journal extime en mondovision qui permet de se voir gratifier d’un déferlement continu d’émojis, de like et de « tu es belle » et autres strokes positifs.

Cependant, l’aspect ubiquitaire est cher payé par les adolescentes qui souhaitent avoir une vie sociale, amoureuse ou sexuelle non validée par le cercle familial, c’est à dire libre et personnelle. Car toute « trace » numérique sera retenue contre elles, et relayée comme artefact à haute valeur ajoutée, de proche en proche, par ondes concentriques, jusqu’aux vagues connaissances du quartier qui disposeront d’informations à divulguer aux parents.

L’information, surtout filmée et/ou écrite, comme le contenu des lettres de Mme de Merteuil au Vicomte de Valmont, c’est le pouvoir. Les jeunes le savent bien car ils usent de précieux éléments autobiographiques pour sceller leurs amitiés, alliances virtuelles malheureusement sujettes à retournements. Cette monnaie d’échanges les fragilisent pourtant eux-mêmes, quand ce ce sont pas les autres qui sont exposés :

Exemple : X divulgue un élément à caractère dramatique (réel ou supposé, peu importe car ce n’est pas la question) de l’enfance de Y, une amie proche, à Z pour donner des gages à leur alliance, parce qu’elle souhaite s’en faire une amie également et élargir son cercle social et donc son cercle d’influence.

Car Z est populaire, de l’anglais popular, terme sorti des séries US qui ont mis au jour depuis au moins 40 ans les systèmes de castes implicites animant la vie scolaire des High School. Il faudrait produire une étude complète de la relation entre vie numérique et drama adolescent, les patterns récurrents, schèmes et modèles qui la construisent, en termes de contenus stratégiques et de manœuvres d’approches.

Ces échanges étant numériques, ils laissent des traces, archivables, diffusables, stockables. Chargés de valeurs multiples, affective, stratégique, à fort impact familial, tels des isotopes radioactifs, ils sont les premiers éléments à être utilisés dans le cyberharcèlement car comme le précise Yann Leroux (Ouest France, 2019) :

« le cyberharcèlement pur n’existe pas. Comme la « vraie vie » n’existe pas, elle est toujours imbriquée avec « la vie hors ligne ». Et ce qu’on observe, c’est que quand un ado est harcelé en ligne, il est aussi mis en difficulté dans son établissement scolaire, voire dans son quartier. »

Je postule que ce que vivent certaines jeunes filles, pour opérer une régulation avec les systèmes de valeurs parentaux et préserver leur image de fille digne de la lignée, c’est une charge mentale dévorante et sans fin. Yann Leroux parle de travail permanent quoique ambivalent de préservation de leur construction identitaire numérique par les flux et donc de leur liberté :

« Ces multitudes sont une bonne indication du travail psychique que chaque internaute doit fournir en ligne : partout, plus d’un autre avec qui se lier et plus d’un autre avec qui éviter d’être en relation. « 

Attention, les garçons aussi opèrent une régulation avec les systèmes parentaux, mais les enjeux ne sont pas placés aux mêmes endroits. Ils craignent surtout une anagnorisis en négatif, la révélation d’actes intimes et privés à leurs yeux offrant un aspect d’eux-mêmes dissimulé à la sphère familiale. Tandis que les jeunes filles, très attachées à leur liberté numérique, sont en plus sensibles aux rumeurs susceptibles d’entacher leur réputation que ces révélations peuvent induire. Elles savent risquer l’opprobre publique et donc un cyberharcèlement à forte échelle, ce qui signifierait une mise à mort sociale. Et donc un point de rupture, une déscolarisation brutale, un renoncement à un projet scolaire réfléchi, voire un passage à l’acte.

On sait depuis un moment que l’internet, « cet objet hypercomplexe, est en train de générer de nouvelles formes de subjectivité et de nouveaux régimes de sociabilité » (René Kaës, 2007), mais sait-on comment définir des limites à ces nouvelles demandes (Christian Hoffmann, 2011), peut-on aller jusqu’à parler de pathologies de la limite ?

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