Je CROP donc je suis

A la rentrée de septembre, cette année, il a fait très chaud. On a évidemment vu fleurir des tenues allégées dans l’établissement, ce qui a créé des crispations et fait débat chez les adultes chargés de maintenir un minimum de cohérence éducative.

La guerre des Crop Tops est depuis quelques années un des marronniers chouchous de la télévision, à coup de témoignages d’élèves et de tribunes d’expression libre, à tel point que le Président de la République lui même a parlé d’une « tenue décente exigée ».

Ce haut court voire très court est à la mode depuis les années 2010. Issu du monde sportif et de la pop culture, il est en passe de devenir aussi emblématique que la jupe, qui a donné lieu à « la journée de la jupe ».

On pourrait être tenté de penser que c’est encore un sujet d’écume médiatique, superficiel et passager. Hélas, c’est bien un sujet profond qui touche à des questions éducatives fondamentales : notamment la question de l’émancipation de soi.

Est-ce que l’établissement scolaire est un espace d’émancipation, de liberté, d’expression de soi ou bien est ce un espace normatif ?

Aucun éducateur ne souhaite brimer la liberté des élèves, valeur cardinale inscrite aux frontons des institutions. Cependant le CPE et son équipe Vie Scolaire d’Assistant d’Education sont chargés de faire respecter un cadre éducatif qui est le « sale boulot » issu de la division du travail éducatif, l’enseignement, fonction plus noble, étant réservé aux enseignants. Ce qui signifie que poser le cadre et imposer la norme socio-éducative relèvent du champ d’action professionnelle de la vie scolaire dans un établissement qui devient un espace de liberté toute relative.

Cela explique que beaucoup de CPE ne soient pas à l’aise avec la normalisation des tenues des élèves : la fonction de CPE sert-elle à guider les citoyens en devenir vers l’émancipation ou vers l’adaptation à une certaine norme scolaire, contenant un ensemble de comportements, tant dans les lieux d’apprentissages et de socialisation que face au travail et en terme de résultats scolaires ?

Les enseignants ont de leur côté le poids, pas moins lourd, d’autres normes à faire respecter et même intérioriser, nous y reviendrons.

La revendication Crop Top a pu naitre et prendre de l’ampleur grâce au mouvement #metoo et aux nouveaux courants féministes qui mettent le corps en avant, même si le féminisme de la génération précédente avait le même credo : le corps des filles et des femmes n’appartient qu’à elles et elles n’ont de comptes à rendre à personne.

Entre temps, on a pu voir l’émergence du web et des nouvelles pratiques numériques de socialisation : notamment les réseaux sociaux numériques, qui permettent de faire porter la voix des revendications individuelles et collectives et en deviennent le moyen d’expression privilégié, répondant à une demande massive.

Se posent alors les brûlantes question de l’identité en ligne, de l’image de soi, de la représentation du corps adolescent et de la maîtrise de sa diffusion.

Les jeunes n’hésitent pas à prendre des selfies dénudés ou en postures intimes seuls ou accompagnés, images partagées volontairement ou non.

Il devient vital d’établir une réflexion commune sur la redéfinition de l’espace de l’intime, de l’intégrité physique, corporelle, forcément liée à l’intimité et à l’intégrité psychique à une époque où naît une discipline scientifique comme la cyberpsychologie. Il y a un continuum complet à penser entre la conscience de soi en tant que corps et l’acte de diffusion publique de son intimité, mais j’y reviendrai dans un autre post de blog.

Depuis fort longtemps les jeunes choisissent leurs vêtements en fonction de ce qui les traverse, c’est-à-dire la quête de soi et le cheminement identitaire qui est typique de l’adolescence. Dans mon établissement qui n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, nous avons très minoritairement du look manga, gothique, du gender fluid et très majoritairement du rappeur à chaînes et du vêtement de sport.

L’ uniforme, c’est à dire la norme actuelle, reste quand même le combo jogging/sweat-shirt/baskets aussi bien pour fille que pour garçon.

J’ai remarqué depuis quelques années l’usage du code vestimentaire du BDSM (Bondage, Domination, Soumission, Sadomaso) déjà exploité par le mouvement punk : des liens de cuir noir avec des ferrures, serrés niveau des cuisses ou au niveau du cou, des ornements et bijoux avec des clous, etc. style minoritaire certes mais à forte visibilité.

On sait que la garde-robe féminine est influencée par le domaine pornographique et le domaine prostitutionnel qui ont infusé la culture mainstream. C’est un phénomène connu : tout ce qui est underground ou contre-culturel finit par investir le mainstream qui le répercute dans les stratégies marketing. Comme les tee-shirts aux lapins strassés estampillés Play Boy portés par des écolières il y a quelques années. C’était des articles d’une collection de vêtements d’hypermarchés et donc dépouillés du sens originel de la marque. Le mainstream est normatif de fait puisque massivement diffusé, représenté et vendu.

Je ne rentrerai pas dans le débat visant à départager si le BDSM, la prostitution et la pornographie sont des vecteurs d’émancipation féminine, les différents courants féministes eux mêmes ne sont pas d’accord à ce sujet.

On en revient à la question de la sexualisation et de la dénudation.

Le crop top est réprimé parce qu’il permet de montrer le milieu de son corps.

Les revendications des lycéennes font le postulat suivant, qui relève du sexisme et de la domination patriarcale : on s’en prend toujours aux filles parce que leur corps dérange, on réprime l’expression de leur liberté individuelle et sexuelle.

Toute l’ambiguïté du Crop top, tout comme la mini-jupe d’ailleurs, est de dire : je peux être à la fois un pur objet sexuel si je le souhaite et en même temps je ne veux pas être réduite à l’état d’objet sexuel car je suis un individu libre, un sujet qui décide. De ce fait le vêtement devient le symbole du refus de l’assignation. Et donc un acte de révolte.

Il est dit aussi que la répression sexiste pèse par définition sur les filles alors que les garçons ne sont jamais inquiétés, à part peut être quand c’était la mode des caleçons apparents. Sauf que ces caleçons ne montraient rien d’autre que la référence à un look de Bad Boy issu des prisons américaines.

Chez les garçons la quête identitaire et la représentation de soi ne passent pas par la dénudation du corps mais plutôt par un travail sur sa virilisation, avec le culte de la force, l’entretien de la masse musculaire et la culture des codes virilistes et machistes, d’où la référence au Bad Boy américain.

Avec notamment chez certains jeunes la recherche d’une posture de prédation signifiant : je veux avoir l’air dangereux, qui va de pair avec une certaine façon d’occuper d’espace. Je pense à l’ouvrage de Thomas Sauvadet Le Capital guerrier.

On le voit, la norme imposée n’est pas forcément aussi ostentatoire qu’une dénudation, la culture machiste pouvant être très lourde pour certains jeunes qui vivent mal les ambiances virilistes de vestiaires. Il y a un décrochage scolaire invisible dans les lycées professionnels qui vient de là, il est très peu exprimé et repéré, donc non quantifié.

Pour résumer, les filles, qui l’expriment clairement, sont à la fois victimes d’un patriarcat externe, une répression extérieure issu des adultes, du jugement de leurs pairs, et d’une pression normative issue de la pop culture et de la consommation de masse, qui jouent avec les codes de l’hypersexualisation.

Tandis que les garçons, qui sont très peu causants à ce sujet, et qui n’ont pas développé leur conscience d’opprimés, sont autrement victimes de la domination masculine, de façon interne, par la pression du groupe de pairs et par la pression d’un milieu social « enfermant » pour certains, comme l’a étudié Thomas Sauvadet.

Peut être que les garçons trouveront un jour leur propre Crop Top à brandir, dans un acte libérateur et fraternel.

4 commentaires sur « Je CROP donc je suis »

  1. Ce blog est tres compet et inspire multes réflexions.
    Je suis un peu lassée des cours de recreations en gris et noir. La couleur est bienvenue quand à la taille des hauts et des bas si le tout est bien porté sans intention de semer le trouble public dans le respect de chacun et de tous, il me paraît important aujourd’hui d’ecouter plutôt que de juger notre jeunesse sans savoir.

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  2. Et un nouveau blog découvert, un ! Article très intéressant qui soulève bien les interrogations sans en faire une polémique. J’ai moi-même du mal à me situer sur le cadre, il y a des différences entre le crop-top simple et le haut qui ressemble plus à un soutien-gorge qu’à un crop-top, le cadre scolaire différent du cadre extérieur, l’importance de savoir s’adapter ne serait-ce que pour préparer à l’avenir pro… plein d’éléments donc, et autant d’avis différents, pas sûre que l’on arrive tous à s’entendre hélas.

    En tout cas merci pour cet article qui ne juge pas, mais qui sait poser les questions !

    Aimé par 1 personne

  3. J’ai adoré cet article !! Personnellement, mon indispensable est un crop top ado que je trouve indémodable et intemporel surtout !! Je vous recommande vivement d’aller jeter un coup d’œil, ça vaut le détour !!

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